mercredi 17 février 2016

[Semaine 3] La possibilité d'une ville.


C'était une belle ville, une grande capitale avec tout ce qu'il faut, des avenues bordées d'arbres et des pistes cyclables, des galeries d'art et des terrasses de restaurants, des monuments de pierre reliés par des tramways et, au-delà, des campagnes pleines de paysans pour nourrir les habitants de la ville. Il y avait même un roi dont la prodigieuse famille circulait d'un quartier à l'autre poursuivie par une armée de paparazzis motorisés. Et puis, un jour, quelqu'un ou quelques uns, ou une machine détraquée, on ne saura jamais qui, ni comment, ni pourquoi, décida que la ville était une cible et qu'il fallait l'éliminer. Et, le temps des dix minutes que dura la Troisième Guerre mondiale, il n'en resta plus rien, qu’un tas fumant de ruines atomisées.
Les campagnards qui avaient survécu, une fois passée la sidération dans laquelle la perte de leur grande ville les avait plongés, eurent vite fait de se réorganiser – après tout il faut bien vivre, non ? Rien n’était évident dans un monde privé d'Internet et de banquiers, et où l'essence était passée à l'état de curiosité. Les maires des villages durent gérer la pénurie, ressortant les chevaux et mobilisant les jeunes gens désœuvrés pour labourer les champs – il faut bien se nourrir, non ? La ruralité se voyait ramenée cent ans en arrière, mais avec l'avantage d'une population beaucoup moins nombreuses à entretenir. On n’allait pas s'en plaindre après tout : le blé, les œufs, les veaux, toute cette abondance qu'on pouvait désormais garder pour soi ; l’autarcie a du bon en temps de guerre.
Ce Nouveau Monde, où la nécessité faisait loi, aurait ainsi pu survivre longtemps à l'absence de la ville. C'était oublier que le superflu fait foi. Les édiles avaient bien compris qu'il fallait offrir des loisirs à la jeunesse, frustrée de séries TV et de chat sur les réseaux sociaux. Mens sana in corpore sano : pour renforcer la race, veillées, loto et cochon grillé furent proposés en substitution puis, vu le peu d'enthousiasme des intéressés, rendus obligatoires. Les maires, regroupés en communautés de communes, recrutèrent des gros bras pour sillonner les chemins et remplir les salles des fêtes désertées, par la force s'il le fallait. Jeunes et vigiles en vinrent aux mains et les premiers se regroupèrent en bandes, prenant le maquis pour échapper à la Dictature des Loisirs bucoliques. Les rebelles virent leurs rangs grossir tant était grande l’horreur que suscitait l'organisation de dance parties au son de l'accordéon. Les bandes devinrent une vraie petite armée qui sortait régulièrement de sa forêt pour se ravitailler, terrorisant les populations paysannes et pillant le cheptel.
Les conseillers municipaux, réunis en concile, décidèrent de réagir et de regrouper leurs administrés dans des places fortes desquelles il était plus facile de surveiller les campagnes en proie à la guerre civile. Les rebelles se retranchèrent de même au fond de leur forêt, derrière des palissades de rondin qui devinrent rapidement des murs de terre cachant masures, rues, cafés et dancings. Et, comme il fallait ajouter du prestige à tout cela, chacun des deux camps élut un roi, un bel et bon souverain pour aller se battre contre l'ennemi à coup de massue et de flèches et qui, une fois rentré dans sa cahute auréolé de gloire, se devrait d’honorer sa belle pour lui faire de beaux enfants dont plus tard, bien plus tard, les turpitudes iraient nourrir les journaux people à gros tirage des villes ainsi rebâties.