dimanche 27 juillet 2014

[Fiction 27] : Mon ami le garagiste.

« Cela ne vous ressemble pas, monsieur Mercier. »
Bercier, avec un B, comme bébé, bateau, baignoire. Pas avec un M, merci. Et qu’est-ce qui lui prend à ce garagiste ; il me parle maintenant ? Depuis quand ? Depuis qu’il a fait son stage Accueil-client ? Remarque, vu son amabilité coutumière, c’est pas du luxe, le stage Accueil-client. La première fois que je lui ai apporté ma bagnole, au garagiste (au fait, comment il s’appelle le garagiste ? En réalité, je ne le sais même pas et lui, au moins, il essaye de me donner un nom, même s’il se goure d’une lettre. Un point pour lui, zéro pour moi). Donc, la première fois que je lui ai apporté ma caisse, une vieille R5 aux sièges brûlés par les cigarettes de mon grand frère, eh bien j’avais dû poireauter là, pendant dix minutes, avant que monsieur le garagiste dont-je-ne-connais-pas-le-nom daigne lever les yeux de son écran. On avait dû lui offrir son premier PC l’avant-veille pour qu’il aime tellement le mater. Après quoi, il n’avait pas moufté quand je lui avais raconté les malheurs de ma pauvre R5 toute vieille. Sauf quand je lui ai répété trois fois que le clignotant gauche ne marchait pas, vu qu’il ne répondait pas. Là, il m’avait asséné un « j’ai-compris » bien sec, je n’avais pas insisté. Alors, tu parles d’une surprise aujourd’hui quand il m’accueille avec un sourire dentifrice et qu’il m’appelle par mon nom, en l’écorchant, ce pauvre naze. Et quand je lui dis qu’il y a un dernier truc pour la révision dont je ne me souviens plus, il me sert son « cela ne vous ressemble pas, monsieur Mercier. » Eh merde, je me dis, si les garagistes se mettent à faire du commercial, tout fout le camp. Heureusement pour moi et la réputation de mon pays, à la révision suivante, tout est rentré dans l’ordre : J’ai dû attendre une bonne demi-heure qu’il termine sa partie de Tetris pour être servi.

vendredi 18 juillet 2014

[Fiction 26] : Le pire jour de ma vie

 
Ils ont fini par prendre la ville en pince par le nord ; nous, les partisans, on devait bloquer toute tentative de sortie par le sud. Ça ne s’est pas passé exactement comme on imaginait, parce qu’il y a eu une controffensive au troisième jour. Très violente, ça canardait de partout : j’ai vraiment eu peur, on n’y comprenait plus rien, tout ce bruit qui passait au dessus de nos têtes. Et puis finalement, ils se sont rendus. Alors, on est rentrés dans la ville ou plutôt ce qu’il en restait. Le centre était très démoli, ça fumait encore. Quand aux abords, ce n’était pas mieux, des tas de pierre avec, de temps en temps, un immeuble encore debout. On voyait les détails d’architecture. Ça faisait quatre ans que je n’avais vu que des arbres, de la boue et des morts. Shmerke a fait une plaisanterie du style que c’était bien de rentrer en ville après les vacances à la campagne.
Quand on est arrivés j’ai demandé l’autorisation d’aller voir chez moi. On me l’a donnée et je suis allé vers la rue Rudnicki. Je ne reconnaissais rien, mais j’ai pu retrouver en me dirigeant par le tracé que j’avais en mémoire du plan de Vilnius, les trottoirs, les carrefours. La maison de mes parents était la seule du ghetto dont la façade tenait encore, avec un grand trou derrière. Tout était vide, on voyait le ciel à travers, et surtout plus personne, j’étais comme dans du coton. Au bout de cinq minutes, un jeune est sorti d’une des ruines. Il tenait un sac de toile qui était visiblement plein. Je lui ai demandé où étaient passés les gens. Il m’a regardé d’un drôle d’air. Je lui ai redemandé un peu plus brusquement en le pointant avec mon fusil. Il a fait un geste et j’ai tiré. Depuis, tous les matins, je me réveille avec son visage à l’esprit.

jeudi 10 juillet 2014

[Fiction 25] : Le mensonge est-il soluble dans le temps ?

 

Le lieutenant O’Neill était tombé du ciel, droit au milieu de la cour. Il était tombé doucement, entouré d’un grand voile blanc, comme un ange sous la lune tandis que, au loin, crépitaient les mitrailleuses. Il avait d’ailleurs dû sa survie au fait que le hasard l’avait posé là, entre le puits et le tas de fumier qui, en cette saison d’été, avait pris des proportions inquiétantes avant qu’il ne soit épandu dans les champs autour. Le Lieutenant O’Neill avait dû sa survie aussi à la rapidité avec laquelle il avait été caché par la famille qui habitait la ferme ; pratiquement tous ses hommes, qui avaient sauté comme lui en parachute derrière les lignes ennemies, étaient morts, parfois avant même avoir touché terre. Et les trois jours qu’il resta caché là, dans la grange, derrière le foin qu’on avait justement rentré quelques semaines plus tôt, il les passa à tomber amoureux de Monique, la jolie jeune fille de la maison, de ses cheveux blonds, de sa candeur etc. Et puis après, tout alla très vite, l’arrivée des Alliés, la libération du village et la disparition du lieutenant, reparti sans doute suivre sa compagnie, ailleurs, vers l’est.

« Bah, disaient les villageois, ils n’étaient pas faits pour rester ensemble. » Et c’est vrai qu’il fallut attendre très longtemps pour entendre de nouveau parler du beau lieutenant, dans le village. Sous forme d’une lettre, une lettre adressée à la belle Monique, quarante ans plus tard, une lettre où il parlait de sa vie, de son mariage avec sa fiancée (qu’il avait laissée en partant et retrouvée, à sa démobilisation), de ses quatre beaux enfants (très fier), de la mort de sa femme etc. Un lettre qui se terminait par une déclaration d’amour, des je-n’ai-jamais-cessé-de-penser-à-toi, des tu-as-toujours-été-la-seule-dans-mon-cœur et tout, mais avec quarante ans de décalage. Le seul hic, et cela le lieutenant O’Neill ne pouvait pas le savoir, c’est que Monique était morte depuis longtemps et que c’est sa sœur Sarah qui a ouvert le courrier, Sarah, la vieille fille, l’oubliée de la famille. « Bah, je suis vieille maintenant, cet américain fera bien l’affaire, » dit Sarah, qui décide de prendre la place de sa défunte sœur dans cette love story à retardement. O’Neill n’y voit d’ailleurs que du feu lorsqu’il a débarqué de Roissy, avec son crane chauve. Et il a la délicatesse de ne pas relever qu’elle est vierge, lorsque, quarante ans après avoir sauté en parachute, il peut enfin accomplir son destin. D’ailleurs il s’installe définitivement dans la ferme et ils ont formé un couple exemplaire, participant au comité des fêtes et ne manquant aucune des soirées cochon-grillé du village. « Bah, s’il est heureux ainsi, disent ses enfants américains en tournant le nez. Mais bon, c’est tout de même un drôle de bled, ce trou normand. »

C’est bien des années plus tard, à l’occasion de travaux réalisés pour raccorder la ferme au réseau de gaz de ville, que le corps du lieutenant O’Neill, le vrai celui-là, a été retrouvé enterré sous la dalle de la grange. On l’a identifié grâce à sa plaque de soldat : il attendait depuis 1944 qu’on vienne le chercher. « Bah, ont dit les villageois. En voilà un au moins qui n’aura jamais vieilli. » Il est vrai qu’il était le seul de cette histoire à n’avoir jamais menti.

jeudi 3 juillet 2014

André Chouraqui, 1917 - 2007, traducteur de la Bible




ENTÊTE Elohîms créait les ciels et la terre,
la terre était tohu-et-bohu, une ténèbre sur les faces de l'abîme, mais le souffle d'Elohîms planait sur les faces des eaux.
Elohîms dit : "Une lumière sera". Et c'est une lumière.
Elohîms voit la lumière : quel bien ! Elohîms sépare la lumière de la ténèbre.
Elohîms crie à la lumière : "Jour". À la ténèbre il avait crié : "Nuit". Et c'est un soir et c'est un matin : jour un.

[Fiction 24] : Automotive genesis.



Limbes l’obscurité qui clôt
Mélasse soupasse gruau
Néant germe souffle sur l’eau

Doigt divin
Au dessein
Indicible

La musique a soudain jailli
Séparant le jour de la nuit
Faisant demain créant la vie

Oiseaux dans l’eau poissons dans l’air
Soleil radieux chaleur libère
Musique céleste qui éclaire

Voix qui chante
Éclatante
Invincible

Croquos rampants rats et fourmis
En un coït tous réunis
Peuplent la terre et multiplient

Poiriers fleuris pommiers qui pomment
Sublime semence faite homme
De la graine le maelstrom

Dans les cieux
Chants des dieux
Invisibles

Créatures venez bruissons
La stéréo à l’hameçon
Dans le cockpit montons le son

Bruits qui explosent dans les têtes
Les violons dansent en une fête
Effrénée que plus rien n’arrête

Dans l’auto
La radio
Sur-audible