jeudi 30 avril 2015

[Semaine 17] : Je déteste le foot.




Moi, je déteste le foot et d’ailleurs, je déteste la gym, l’éducation physique et sportive, comme ils disent, j’ai ça en horreur, me déshabiller dans les vestiaires avec mes camarades de classe, c’est pas du tout mon truc, j’ai honte, je ne sais pas de quoi, j’ai l’impression que tout le monde me regarde, qu’on va se moquer de moi et quand le ballon arrive, j’en ai la nausée. Un jour, ils m’ont mis gardien de but, ça a été une catastrophe, la Passoire, ce nom m’est resté longtemps. Même Jules, mon copain, il ne peut rien pour moi, il est le premier, lui, à courir derrière le ballon quand je m’essouffle dès les premiers mètres, trop gros, trop gras, j’ai retiré la photo que maman avait mis dans l’album où on me voit assis sur la plage, trop gros, trop gras, trop laid, elle a dit que c’était bizarre, qu’il manquait une photo, c’est moi qui l’a jetée à la poubelle après l’avoir déchirée en tout petits morceaux. Et je compte les minutes qui me séparent du moment où la cloche va me délivrer et peut-être que je n’aurais pas cette fois-ci à monter à la corde lisse, je n’ai jamais su le faire, et entendre les moqueries car je ne vais pas plus haut qu’un mètre, j’ai le vertige, heureusement, dans un mois, c’est les vacances.

L’été est passé et rien n’est plus comme avant. Au pied des marches qui descendent des salles du labo de physique, Jules m’attend. Il a encore grandi comme une perche et moi aussi, à côté, j’ai grandi, du moins paraît-il. « Viens, me dit-il, on va au Balto faire un flipper.
Mais il y a EPS ?
Et alors ? Une partie de flipper, c’est mieux, non ? On va quand même pas aller jouer au foot, non ? c’est nul. »

C’est depuis ce jour que j’ai commencé à aimer le foot.

mercredi 29 avril 2015

[Semaine 16] : La tyrannie des alpages.




Jim avait repéré sur les cartes du massif de la Grande Croix une légère différence dans le tracé des frontières, selon qu’il consultait la version syldave ou la bordure. En fait, les géographes, qui avaient participé aux négociations du traité du Trianon en 1919, s’étaient trompés et avaient oublié un petit territoire de trois kilomètres carré, coincé entre les deux États. Trois kilomètres carré escarpés, peuplés au mieux de vaches montées là pour l’été, au pire de marmottes et de rats, dont tout le monde se fichait bien. Tout le monde sauf Jim qui décida d’y créer l’État libre de Transbordurie, une république despotique dont il se proclama le tyran (Jim était un helléniste amateur et avait pris pour modèle Denys de Syracuse). D’ailleurs, tout le monde se fichait bien qu’il fut tyran ou despote éclairé, ce qui amusait les gens, c’était le décorum et les dix dollars qu’il fallait débourser pour recevoir, sous pli confidentiel, le passeport de la jeune république frappé de son blason, écartelées 1 et 4 d’or au pélican éployé de sable, 2 et 3 de gueules à deux croissants d'argent accolés, tournés à dextre.
Le succès de l’entreprise fut fulgurant, repris sur tous les bons blogs, relayé par les réseaux sociaux, des milliers de suiveurs et d’amis, bientôt des millions, et Jim au sommet, lui le despote, submergé par sa gloire nouvelle, jubilant dans son deux pièces-cuisine du Queens. Les choses ont commencé à devenir sérieuses quand, devant l’afflux des demandes, Jim a dû engager un puis deux secrétaires et lorsque, dépassant le million d’amis sur sa page FaceBook, il se vit recevoir des propositions alléchantes pour le rachat de son compte.  « Tu imagines chérie, disait-il à sa femme, tu imagines qu’on va être millionnaires et qu’avec tout ce fric, on va pouvoir se payer un ranch et que, même après, il nous en restera encore ? » 
Mais la négociation fut plus dure que prévu, l’acheteur de la page ayant mandaté des avocats qui faisaient trainer les choses. Au bout de trois mois de tergiversations, Jim, excédé, finit par appeler l’investisseur directement. « Hey Jim, tu as raison, lui dit l’acheteur, ces avocats sont des sangsues. Écoute, je prends les choses en main, met moi administrateur de la page et, moi, je prépare le transfert des fonds. Ça ira plus vite. Et embrasse ta femme de ma part, et les enfants. »
Jim a ouvert les droits d’administration de sa page FaceBook à l’investisseur. Dix minutes plus tard, celui-ci lui supprimait les siens. Éjecté en plein vol de la république libre, démocratique et despotique, par le grand capital. Il ne restait à Jim que ses yeux pour pleurer et ses mains pour prier.
Quant à la république de Transbordurie, elle poursuit son chemin sur FaceBook et les pâturages du massif de la Grande Croix.

dimanche 19 avril 2015

[Semaine 15] : Lettre à mon père.


Le 3 août 1914 fut le pire jour de la vie de Pierre, non qu’il ne se soit réjoui avec ses camarades, arpentant de son uniforme tout frais les Champs Élysées (son visage juvénile, pris en photo ce jour là, devait être reproduit en affiche cent ans plus tard), jubilant de ce que la guerre tant désirée fût déclarée, premier jour d’une revanche tant attendue contre ces boches qui avaient privé de leur liberté des centaines de milliers d’alsaciens et de lorrains, non qu’il n’ait été flatté des marques de sympathie que son anniversaire, deux jours plus tôt, lui avait valu de ses proches, sa femme, son tout jeune fils et ses amis (sa chère femme qui lui avait offert à cette occasion une écharpe de laine sur laquelle on lisait les mots « patrie » et « gloire », à quoi bon, lui avait-il dit, puisque la guerre ne durera que quelques semaines, je n’aurais pas besoin d’écharpe, je serai de retour avant l’hiver, mots un peu blessants qu’il regretta immédiatement car sa femme était pauvre et avait voulu lui offrir un objet conçu de ses mains et tricoter était la seule chose qu’elle sache faire), non que ce souvenir attendrissant, ni la joie enthousiaste qu’il entendait autour de lui, dans les rues, les squares, les lupanars, non que toutes ces petites choses n’aient été propres à l’apaiser, mais rien ne pouvait lui ôter le sentiment que ce jour était le pire de sa vie, depuis qu’il avait reçu cette lettre anonyme (mais comment ne l’aurait-elle pas pu être, avec son indicible contenu ?) que le facteur lui avait remise à la caserne ce matin et où il était écrit (il devait la relire encore des dizaines de fois pour en saisir le sens pourtant si clair et limpide), que sa sœur était aussi sa mère.
La violence du monde eut raison de Pierre qui ruminait son désespoir, lui qui voyait partout où le fer tuait les corps de ses compagnons, les sept lettres infâmantes s’inscrire de sperme et de sang dans le ciel noirci des incendies que les canons ennemis avaient allumés ; I-N-C-E-S-T-E ne cessait de lui hurler à l’oreille le 75 dont il avait la charge et qu’il traînait vers les tranchées comme il portait le Grand Péché Originel de son père et de sa mère que l’on avait pourtant nommée « inconnue » à sa naissance. Il finit d’ailleurs par mourir sans gloire, d’une péritonite contractée on ne sait comment, quand l’hiver faisait ses ravages tout autour de lui, emportant le secret de son père et de sa sœur, lui, le fruit atroce d’un amour inouï qui laissait une veuve et un orphelin.
Vingt ans plus tard, le 23 septembre 1934, son fils, prénommé Paul, reçut par un beau matin un courrier aussi anonyme que celui que son père avait réceptionné en son temps, d’où il apprit que sa tante était aussi sa grand-mère et que le secret bien gardé n’avait pas vocation à être partagé des seuls protagonistes et que lui-même en serait désormais le dépositaire, fils de monstre (il devait passer de longues heures devant son miroir à guetter les stigmates d’une dégénérescence précoce, mais il ne voyait que la figure ronde d’un garçon de vingt et un ans, âge de majorité qu’il atteignait justement ce jour là, un anniversaire qui devait à jamais marquer sa vie) et petit fils de pécheurs. Paul eut tôt fait d’établir que le courrier provenait d’un notaire et que, derrière le notaire, c’était son propre père qui, avant de partir au front, l’avait consigné pour qu’il soit émis le jour anniversaire de son fils, à charge pour ce dernier de transmettre aux générations futures. L’histoire ne dit pas qui, en revanche, avait envoyé le premier courrier, celui que Pierre avait reçu le jour de la déclaration de guerre, qui avait écrit le petit bout de papier vengeur, désormais transmis de père en fils, aux bons soins du notaire de la famille.


mercredi 8 avril 2015

[Semaine 14] : Opus Dei (fin).



Pour mon dernier jour à la chartreuse, le prieur m’a demandé d’aller aider le frère Jean au jardin. J’ai accepté par égard pour lui, mais j’étais assez gêné car je ne savais pas ce que je pouvais faire au jardin, avec mes dix doigts et mes deux pieds, je ne suis pas un manuel, moi, un rat d’ordinateur juste capable d’interpréter des lignes de chiffres et, de plus, le frère Jean est un simple, pas vraiment le genre que j’ai l’habitude de côtoyer, mais j’y suis allé quand même.
Quand je suis arrivé, le frère Jean était déjà là. « Čo chcete , aby som urobil , aby vám pomohol ? » je lui ai demandé. Il ne m’a pas répondu. Il était penché sur la terre, fouillant entre les herbes, comme un dingue, sans raison ni logique, j’étais déconcerté.
Le jardin avait un air de terrain vague, ça me désolait, alors j’ai désherbé et ratissé, puis j’ai biné les bordures pour bien les aligner, c’était harassant mais j’étais content de mon travail, ça ou autre chose, après tout.
Quand le soir est venu, je me suis retourné et j’ai contemplé mon œuvre, les allées redessinées, la croix originelle du jardin clos restaurée, je me suis dit que c’était bien, comme au septième jour. Frère Jean se tenait à mon côté, et regardait aussi le jardin. Il portait dans ses bras un énorme bouquet de fleurs qu’il avait cueillies une à une, entre les herbes, toute la journée. Des fleurs pour l’autel, pour son Dieu. Il m’a souri, m’a offert une pâquerette. J’ai compris que tout ce que j’avais fait était inutile. Futilité.