Le père de Jeff était arrivé de sa campagne bien des années
plus tôt et jamais il n’avait pu se débarrasser de la peur qui l’avait saisi
devant la gigantesque ville dans laquelle il avait dû se plonger pour survivre.
Et s’il avait trouvé femme, et s’il avait eu Jeff, c’était pur hasard, car il
était demeuré un exilé dans sa tête, un alien abandonné sur une planète qui
n’était pas la sienne. C’est d’ailleurs pourquoi il avait interdit à sa femme
et à son fils de sortir du bel appartement qu’il louait près de l’avenue Victor
Hugo : les volets clos cachaient la réclusion à perpétuité de Jeff,
personne n’aurait pu l’imaginer, ni les voisins, ni la concierge, ni les
passants.
C’est pourquoi Jeff ne connaissait du monde que ce que lui
projetait la télévision. Il en suivait toutes les séries, le 20h était son
professeur, les publicités ses récréations. Sa mère et lui se gavaient aussi des
films en dvd loués par son père, tous les deux devant l’écran pleuraient,
riaient tour à tour, du monde qu’il leur était donné de contempler ainsi,
pauvres mortels au fond de leur caverne.
Un jour, le père de Jeff est venu avec un nouveau film,
Matrix. Il pensait que le sujet portait sur les mathématiques et, comme il se
disait qu’il était temps d’entamer l’éducation de son fils, il avait pris le dvd,
au vu de sa jaquette.
Ce fut un choc pour Jeff. La vie de Thomas Anderson, alias
Neo, incarné par Keanu Reeves, programmeur
informatique le jour et hacker la nuit, le fascina. La découverte de la réalité
du monde était pour Jeff, le moment clé, dans lequel évidemment, il se projetait
si bien qu’il se décida, un jour que son père, à son habitude, l’avait laissé
enfermé dans sa chambre pour la journée pour aller travailler, de franchir le
miroir. Il réussit à s’échapper par la fenêtre de la cuisine et s’enfonça dans
la ville, la vraie, pour la première fois.
Son père le retrouva le soir, sur les champs Elysées :
Jeff portait des lunettes noires, comme son cher héro Neo. Des lunettes qui lui
permettaient, croyait-il, de décoder la matrice, le code de la ville qu’il
découvrait pour la première fois.