jeudi 26 février 2015

[Semaine 9] : Le sandwich de maman



Je n'ai pas tout mangé dans le train, je n'avais pas faim, j'ai gardé le deuxième sandwich que maman m'avait préparé bien emballé dans du papier alu et du Sopalin au fond de mon sac bleu-clair, celui sur lequel il y a PANAM écrit et que papa m'a ramené quand il a fait le tour du monde. Quand je suis arrivé chez Grand'pa et Grand'ma, je n'ai pas osé leur donner, je ne sais pas pourquoi. Le sandwich de maman est resté au fond de mon sac bleu-clair mais, au bout de deux jours, il commençait à sentir mauvais le saucisson alors, comme je ne savais pas quoi en faire, je l'ai jeté par la fenêtre bien loin, vers le bosquet au coin de la rue, il y aura bien un chien ou des fourmis que cela va intéresser ; ils vont tout manger.
Quand on est sortis le lendemain avec Grand'pa et Grand'ma pour la promenade vers la rivière, le sandwich était là, en plein milieu du trottoir, tout dépecé ; c'était triste, les belles tranches de saucisson que maman avait découpées pour moi, éclatées dans la rue.
Grand'pa a dit que c'était dégoutant, que les gens sont vraiment incroyables, qu'on ne sait plus dans quel monde on vit, alors je me suis mis à pleurer. Grand'ma m'a demandé pourquoi je pleurais, mais je n'ai rien voulu dire, à cause du sandwich de maman qui était tout éclaté au milieu du trottoir, c'était triste. Grand'pa m'a demandé d'arrêter mes enfantillages. Grand'ma m'a défendu en disant que j'étais très sensible. Grand'pa a haussé les épaules, que je tenais bien cela de ma mère, mauvais sang que ces gens, qu'il ne comprenait pas ce que son fils avait pu lui trouver.

vendredi 20 février 2015

[Semaine 8] : De la supériorité des écoles de commerce.

 
On n’a jamais pu s’entendre, Harry et moi. Caractères opposés : lui, polytechnicien, moi HEC ; on n’était pas faits pour débarquer ensemble sur ce rocher perdu du Pacifique. S’il y avait eu une femme avec nous, un autre rescapé de la croisière s’amuse qui coule, peut-être notre incompréhension mutuelle se serait transformée en jalousie destructrice, une de ces compétitions féroces entre deux mâles en rut pour la possession de la femme reproductrice du clan. Mais non, rien de cela, nous étions désespérément seuls lui et moi. Lui à calculer la probabilité pour qu’un cargo passe un jour au large, multipliée par la chance qu’il fasse un crochet jusqu’à nous, moi fantasmant sur le potentiel touristique de la plage et le chiffre d’affaires additionnel de la discothèque à construire dans la palmeraie adjacente.
Toujours est-il que cet imbécile avait voulu me piéger en me laissant seul sur le caillou, un soir qu’il avait repéré un navire qui passait. Il croyait que je n’avais pas remarqué que le canot qu’il avait construit était monoplace. Très ingénieux, pour un ingénieur ; sauf que moi, pas fou, j’avais planqué les rames. Pas de rames, pas de cargo…
Maintenant que ma chère île déserte n’est plus qu’un point à l’horizon, je me dis que, d’ici à ce que je revienne avec des investisseurs et une bétonneuse, les crabes auront eu le temps de se repaître des restes du polytechnicien. C’est dangereux, une rame, je l’ai toujours dit.

dimanche 15 février 2015

[Semaine 7] Jeff et la matrice.




Le père de Jeff était arrivé de sa campagne bien des années plus tôt et jamais il n’avait pu se débarrasser de la peur qui l’avait saisi devant la gigantesque ville dans laquelle il avait dû se plonger pour survivre. Et s’il avait trouvé femme, et s’il avait eu Jeff, c’était pur hasard, car il était demeuré un exilé dans sa tête, un alien abandonné sur une planète qui n’était pas la sienne. C’est d’ailleurs pourquoi il avait interdit à sa femme et à son fils de sortir du bel appartement qu’il louait près de l’avenue Victor Hugo : les volets clos cachaient la réclusion à perpétuité de Jeff, personne n’aurait pu l’imaginer, ni les voisins, ni la concierge, ni les passants.
C’est pourquoi Jeff ne connaissait du monde que ce que lui projetait la télévision. Il en suivait toutes les séries, le 20h était son professeur, les publicités ses récréations. Sa mère et lui se gavaient aussi des films en dvd loués par son père, tous les deux devant l’écran pleuraient, riaient tour à tour, du monde qu’il leur était donné de contempler ainsi, pauvres mortels au fond de leur caverne.
Un jour, le père de Jeff est venu avec un nouveau film, Matrix. Il pensait que le sujet portait sur les mathématiques et, comme il se disait qu’il était temps d’entamer l’éducation de son fils, il avait pris le dvd, au vu de sa jaquette.
Ce fut un choc pour Jeff. La vie de Thomas Anderson, alias Neo, incarné par  Keanu Reeves, programmeur informatique le jour et hacker la nuit, le fascina. La découverte de la réalité du monde était pour Jeff, le moment clé, dans lequel évidemment, il se projetait si bien qu’il se décida, un jour que son père, à son habitude, l’avait laissé enfermé dans sa chambre pour la journée pour aller travailler, de franchir le miroir. Il réussit à s’échapper par la fenêtre de la cuisine et s’enfonça dans la ville, la vraie, pour la première fois.
Son père le retrouva le soir, sur les champs Elysées : Jeff portait des lunettes noires, comme son cher héro Neo. Des lunettes qui lui permettaient, croyait-il, de décoder la matrice, le code de la ville qu’il découvrait pour la première fois.

jeudi 5 février 2015

[Semaine 6] Le rhinocéros et le roi.




Il était une fois un rhinocéros blanc, si blanc et si massif que l’empereur de Barbarie, lorsqu’il apprit sa capture, décida de l’offrir au pape qui régnait en ce temps à Rome. Chemin faisant, le capitaine qui le transportait décida de faire escale sur la petite île qui faisait face à la grande ville.
Les habitants affluèrent en si grand nombre et s’ébahissèrent tant que le roi, qui passait par là, vint à son tour voir le rhinocéros blanc qui broutait. Le roi vit l’île, les bourgeois et la ville, de l’autre côté du chenal : « Quelles belle île ! dit le roi. Je vais y construire une forteresse dont les murs seront assez puissants pour terroriser ceux qui voudraient s’attaquer à ma puissance. » Ainsi fut-il fait et le roi, dans sa grande prudence, demanda à ce que les canons soient dirigés contre la ville et ses habitants.