mercredi 6 avril 2016

[Semaine 8] Le bouquet.

C’est Raïssa qui m’a appris la nouvelle. Elle me rendait la monnaie, avec une pointe de reproche dans la voix. Comme si je venais d’atterrir de la Lune, comment pouvais-je ne pas être au courant ? Si triste, elle était si triste, on était tous orphelins maintenant. J’ai pensé à Serguei en prenant les fleurs. Là où il était, avait-il été informé ? Que je suis idiote, vingt ans après, de croire encore qu’il est en vie, quelque part à l’Est. Mais pourquoi pas ? Il l’était bien ce matin là, lorsqu’ils ont frappé à la porte pour l’emmener. J’ai aussi pensé à Grégory. Lui, je sais où il est. Dans la glaise, mort brûlé vif dans son char à Korsun, ils l’ont enterré sur place m’ont-ils écrit, si seulement c’était vrai, au moins saurais-je où poser ces fleurs. Pas de tombe, ni pour Serguei, ni pour mon Grichka. Et tous ces disparus, toutes ces souffrances, tous ces espoirs, ces fiertés, ces terreurs. Pourquoi ? Pour qui ? Maintenant que le Guide était mort, les larmes me coulaient des yeux, comme ça, sans que je n’y pense. J’ai erré toute la journée, dans les rues, croisant des hommes et des femmes qui pleuraient comme moi.
Je suis rentrée dans un café. Tous les clients étaient silencieux, ils écoutaient le discours de Malenkov, diffusé à la radio. L’allocution s’est terminée et ils ont passé de la musique classique.
Qu’allons-nous devenir maintenant que Staline est mort ? a dit une femme.
Oui, ai-je pensé, que va-t-il désormais nous arriver de pire que toutes les années passées ?
En sortant du café, j’ai jeté le bouquet dans le caniveau.
Pour Serguei, pour Grichka.

mardi 5 avril 2016

[Semaine 7] Les 50.000 lettres de Kate.

100 mots.
Kate est une épistolière compulsive. Du matin au soir, elle écrit. Sur tout, sur rien, à ses amis, à sa famille, à des inconnus, qu’importe, elle écrit. Quant elle est morte, ses enfants ont trouvé une malle pleine de lettres. Ça doit bien valoir quelque chose, a dit l'aîné. Un témoignage d’une époque, a ajouté la cadette. Bah, a conclu le troisième, versons cela au archives, ça intéressera bien un historien, qui sait ?

Deux cent cinquante trois ans plus tard, on a ouvert la malle. Elle ne contenait aucune lettre de Kate : que les réponses de ses correspondants.

lundi 4 avril 2016

[Semaine 6] Le roi qui voulait interdire les machines à laver.

Il était une foi un roi en son royaume qui était si riche et si sage que tous ses voisins avaient décidé de faire la paix avec lui, au plus grand profit de ses sujets. Mais, malgré l’insistance de sa mère et de la Cour, il ne s’était pas marié, laissant son trône sans postérité. « Il y a trop de femmes autour de moi, avait-il déclaré le lendemain de son intronisation. Il faut qu’elles retournent à leurs travaux ménagers : que les machines à laver et les lave-vaisselle soient bannis de mon royaume. » Et, en les renvoyant ainsi à leur foyer, il avait résolu la question du chômage de masse mais pas celle de son mariage.
On s’y était habitué : quoi de plus charmant que des lavandières réunies autour du lavoir, commentant les nouvelles du pays, faisant et défaisant les réputations des candidats aux élections ? Décidément, le royaume allait bon train, mais le roi n’avait point femme.
Un jour qu’il chassait à la campagne entouré de ses mignons, il arrêta son cheval au bord d’un ruisseau pour le faire boire. Une beauté solaire, jeune jouvencelle d’à peine seize ans, y lavait le linge à grands coups de battoir quand le roi descendit de sa monture. Saisi par sa beauté et tombé en amour en moins de temps qu’il ne me faut pour écrire cette phrase, le roi se retourna vers sa Cour et parla ainsi : « Mes ducs, princes et vous, mes valeureux chevaliers, séchez vos larmes, apaisez vos craintes. Demain je prendrai pour épouse la jeune lavandière que voici et, ainsi, donnerai-je héritier puissant et sage à mon royaume. Que soit écrit dans ma chronique que ce jour était celui où je suis tombé en amour. » Et de s’agenouiller devant la donzelle en lui offrant l’anneau orné d’une émeraude qu’il portait au majeur gauche.
Mais la belle était en réalité une méchante fée. S’emparant de l’anneau  magique qui protégeait le roi des mauvais sorts et qu’il avait hérité de sa mère, elle-même fée, elle tint ces propos : « Au nom de la République, que le tyran soit puni d’avoir rabaissé la moitié de l’humanité à l’état de machine et d’avoir empêché le progrès technique de répandre ses bienfaits. Abracadabra. » Et, d’un coup de baguette magique, qu’elle cachait dans son corsage, elle transforma, à la grande consternation de l’assemblée, le roi en machine à laver.

La morale de cette histoire est qu’il n’est de liberté que de progrès.

dimanche 3 avril 2016

[Semaine 5] Le voyage de Jimmy.

Jimmy a rampé dans la boue, couru dans la forêt et sauté par-dessus les obstacles. Il est retourné à l’école, a appris les langues étrangères et l’astronomie. Le soir, il écoute la musique sur son ipod.
Jimmy est devenu officier, il s’est engagé, a signé des papiers, son destin est désormais celui de l’humanité. On l’a jeté dans des centrifugeuses, enfermé dans une capsule isolée dans le désert, allongé sur un lit pendant des semaines entières avec d’autres comme lui destinés. Et Jimmy écoute son ipod en regardant le ciel brûlant par la fenêtre.
Un jour, on a annoncé à Jimmy qu’il était désigné, l’élu pour le Grand Voyage vers la Planète Rouge. On l’a installé dans une fusée et le feu l’a propulsé dans les airs, rejoindre le vide sidéral.
Jimmy est parti pour longtemps, il n’est pas sûr de revenir un jour. Mais Jimmy a oublié son ipod sur la table de nuit : il ne pourra pas écouter sa musique en regardant le ciel noir du hublot de son vaisseau spatial.