C’est Raïssa qui m’a appris la nouvelle. Elle me rendait la
monnaie, avec une pointe de reproche dans la voix. Comme si je venais
d’atterrir de la Lune, comment pouvais-je ne pas être au courant ? Si
triste, elle était si triste, on était tous orphelins maintenant. J’ai pensé à
Serguei en prenant les fleurs. Là où il était, avait-il été informé ? Que
je suis idiote, vingt ans après, de croire encore qu’il est en vie, quelque
part à l’Est. Mais pourquoi pas ? Il l’était bien ce matin là, lorsqu’ils
ont frappé à la porte pour l’emmener. J’ai aussi pensé à Grégory. Lui, je sais
où il est. Dans la glaise, mort brûlé vif dans son char à Korsun, ils l’ont
enterré sur place m’ont-ils écrit, si seulement c’était vrai, au moins
saurais-je où poser ces fleurs. Pas de tombe, ni pour Serguei, ni pour mon
Grichka. Et tous ces disparus, toutes ces souffrances, tous ces espoirs, ces
fiertés, ces terreurs. Pourquoi ? Pour qui ? Maintenant que le Guide
était mort, les larmes me coulaient des yeux, comme ça, sans que je n’y pense.
J’ai erré toute la journée, dans les rues, croisant des hommes et des femmes
qui pleuraient comme moi.
Je suis rentrée dans un café. Tous les clients étaient
silencieux, ils écoutaient le discours de Malenkov, diffusé à la radio. L’allocution
s’est terminée et ils ont passé de la musique classique.
Qu’allons-nous devenir maintenant que Staline est mort ?
a dit une femme.
Oui, ai-je pensé, que va-t-il désormais nous arriver de pire
que toutes les années passées ?
En sortant du café, j’ai jeté le bouquet dans le caniveau.
Pour Serguei, pour Grichka.