lundi 29 septembre 2014

[Fiction 32] : Les circonstances extraordinaires qui firent qu’Elisabeth II fut recueillie sur un radeau au milieu du Pacifique et les raisons pour lesquelles sa couronne exposée à la Tour de Londres est un faux.

Les chefs de la tribu se réunirent dans la salle municipale et Léonid prit la parole le premier. Léonid devait son nom aux sympathies procommunistes de ses parents  qui, en 1973, avaient fait le voyage de Moscou et avaient ramené un souvenir en sa personne, conçu après une soirée très arrosée au palais du Peuple où de nombreux toasts avaient été échangés et qui lui avait valu ce prénom idiot qu’il regrettait infiniment depuis chaque fois qu’il allait voter ou qu’il remplissait sa feuille de sécurité sociale, car le reste du temps il se faisait appeler Léo, c’est plus seyant pour un jeune homme de haute lignée comme lui. C’était donc Léonid qui, parce qu’il était le plus jeune de l’assemblée, avait le privilège de prendre la parole.
-          Depuis que le totem de Jean-Claude notre roi a disparu, ça ne va plus. Les employés municipaux revendiquent, les femmes de ménage boivent en douce notre Cognac et les contribuables payent en retard : il faut faire quelque chose.
-          Ah oui, c’est vrai ça, dit le premier adjoint, un éleveur de mollusque des basses terres enrichi dans la spéculation immobilière. Il y en a même qui ne vont plus à la messe. Tout fout le camp. Moi, je vous le dis, il nous faut un nouveau roi.
-          C’est ça, un nouveau roi, tout neuf, bien docile.
-          Et beau, avec de l’embonpoint, gras, respirant la santé, qui donne de la joie au peuple rien qu’en se montrant au balcon.
-          Et qui sache nager, et pêcher la méduse.
-          Et si on cherchait une reine ? reprit Léonid. Après tout, à Wallis, ils en ont une, très belle femme au demeurant.
Les chefs délibérèrent et décidèrent à l’unanimité d’élire une nouvelle reine choisie parmi les plus prestigieuses en la personne d’Elisabeth II, qu’ils avaient vu à la télé lors de sa dernière visite royale au Toubululand dont elle était souveraine en vertu d’un acte remontant au troisième voyage de James Cook en 1778, acte par lequel James Cook faisait désigner George III protecteur de l’île, après avoir déposé le chef coutumier et mis sa fille dans son lit le temps des trois mois de son séjour à Toubulu, la capitale.
Elisabeth II étant élue reine, il fallait qu’elle se pliât aux cérémonies d’intronisation voulues par la coutume. Le Conseil équipa à la hâte dix guerriers bodybuildés, recrutés dans une salle de fitness toute proche, et les déposa dans une pirogue, direction l’aéroport internationale de Tubuland qui assurait une liaison hebdomadaire avec Londres, lesquels guerriers se débrouillèrent plutôt bien puisque, cent jours plus tard, ils étaient de retour avec, cachée dans une cantine avec des trous, Elisabeth II accompagnée de sa couronne et de son sceptre qu’ils avaient emprunté au musée de la Tour de Londres après avoir occis le concierge et les gardes avec des flèches empoisonnées, lancées depuis un immeuble de bureaux désaffecté dont les fenêtres donnaient sur la salle des gardes.
Le Conseil des chefs émit sa satisfaction à l’ouverture de la cantine et renvoya les guerriers à leurs séances de musculation. Il apprécia le poids du sceptre, l’éclat de la couronne et la distinction de leur future reine qui, à peine déballée, émit une vivre protestation contre l’enlèvement à ses sujets britanniques dont elle avait fait l’objet.
-          Oh là, là, dit le premier adjoint. Ce n’est pas prévu comme cela : un totem ne parle pas, il règne, c’est la coutume.
-          Oui, c’est vrai, ça ne va pas du tout ! On nous avait dit qu’elle ne parlait jamais. Ce n’est pas parce qu’elle est arrivée chez nous qu’elle va se mettre à causer toute la journée. Ce n’est pas conforme, ça !
-          Il ne faut pas la garder.
-          A la mer ! à la mer !
Le Conseil décida d’installer Elisabeth II sur  un radeau qu’ils laissèrent à la dérive, en espérant qu’un navire de commerce passerait pour la recueillir. Quant au sceptre et à la couronne, ils l’ajoutèrent au totem communal. Il y trône depuis : si vous passez à Londres, vous saurez que la couronne exposée est un faux, l’orignal étant planté sur un bout de bois sur une île du Pacifique.
 


lundi 8 septembre 2014

[Fiction 31] : Aucun d’entre nous ne survivra.




Il a eu un retour de flamme, puis il est mort, de sa belle mort. Je l’aimais bien. Ça faisait douze ans qu’il me suivait, là, fidèle, dans les escaliers et les couloirs. Je me souviens du premier jour, quand il est arrivé à la maison, tout beau, un vrai canon. Il roucoulait, guillerettait, mamourait en avalant tout ce qui traînait.
Et puis on a vieilli ensemble, lui et moi. Lui, il a pris de coups, la vie, il s’est terni. Moi, c’est les escaliers : ils ne me vont plus, trop durs, j’ai un souffle au cœur, de l’asthme, vous pouvez comprendre, non ? On s’est toujours soutenus, lui et moi. Quand j’en avais assez, il s’échauffait et s’arrêtait aussi. Oh, pas bien longtemps, juste de quoi souffler un peu, reprendre le rythme, on débranchait puis on rebranchait pour repartir, tous les deux, vers de nouvelles marches.
Je vais vous dire : quand il y a eu cette grande flamme, j’ai eu peur. Ça sentait le plastic grillé. « Merde, je me suis dit, il va tout de même pas me lâcher maintenant ? J’ai à peine fait les deux premiers étages et il m’en reste encore cinq à faire. » Eh bien si, il était mort, crevé.
On l’a mis aux encombrants avec mon mari et j’ai tout de suite appelé le syndic pour qu’il m’en commande un neuf. En attendant, j’emprunte l’aspirateur de l’immeuble d’à côté.

vendredi 5 septembre 2014

[Fiction 30] : La guerre mondiale n’aura pas lieu.


Le mardi 21 avril 1654, Jean Dutour quitta, avec sa femme Marie, le domicile de son frère situé à Germainville, en Normandie, et se rendit à pied jusqu’au Havre qu’il atteignit en six jours. De là, il embarqua pour la province de Québec, et il s’installa comme menuisier dans la ville de Saint-Siméon, au bord du fleuve Saint Laurent.  Il lui naquit un fils unique qu’il nomma Jacques, lequel se maria en 1682 avec Michelle Matille, fille d’un fermier installé à proximité. De leur union naquit douze enfants dont huit survécurent, cinq garçons et trois filles. En 1763, date du traité de Paris entérinant le rattachement de la Nouvelle France à la Grande Bretagne, sa descendance était de trois cent soixante-cinq sujets et, à la constitution du Canada en 1861, elle atteignait soixante mille six cent vingt-cinq citoyens, dont cinquante-deux pour-cent de femmes.  Le 15 août 1945, à la capitulation du Japon, on comptait cinq cent vingt-trois mille quatre cent douze descendants de Jean Dutour, parmi lesquels cinq mille quarante-deux charpentiers, quatre mille deux cent huit soldats, trois cent huit prêtres, deux cent huit prisonniers, cent vingt-trois avocats, quatre-vingt-cinq meurtriers, quarante-cinq nonnes, deux évêques et un prix Nobel de physique, décerné à Philippe Dutour en 1937 pour ses travaux sur la physique nucléaire. Saint-Siméon, village d’établissement de Jean Dutour en 1654, comptait, le 25 octobre 1965, cent trente-quatre mille habitants, une université et un centre de recherche atomique, cette dernière particularité lui valant d’être l’une de dix-huit métropoles d’Amérique du Nord à recevoir un missile balistique SS-7 Saddler d’une portée de  onze mille kilomètres, envoyé par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques à l’occasion de la première frappe de la troisième guerre mondiale. Ce missile était équipé d’une bombe thermonucléaire d’une puissance de trois mégatonnes qui explosa à cinquante-huit mètres du sol, cinq cents mètre du centre de recherche Philippe Dutour et à deux kilomètres quatre cents mètres du musée consacré à Jean Dutour, qui avait quitté le domicile de son frère en Normandie trois cent onze ans, six mois et quatre jours plus tôt, évènement que les quatre-vingt-douze mille cent trente-deux victimes de la bombe n’eurent pas le temps de regretter.
 


lundi 1 septembre 2014

[Fiction 29] : Faubourgeoisie.



« De toutes façons, il était planté de travers » dit ma mère du chêne de la cour qui vient de recevoir la foudre. Il brûle et va brûler pendant trois jours et trois nuits et, maintenant qu’il n’en reste que des souches rougeoyantes, on est tous contents parce que la vue est dégagée. Je peux ainsi braquer vers la ville la longue-vue que mon père m’a offerte. Il y a plein de toits et de rues avec des voitures qui roulent et des fenêtres à travers lesquelles on voit les habitants de la ville et la nuit, dans un halo bleuté, des téléviseurs, comme des aquariums qui scintillent au rythme des écrans de publicité. Parfois, il y a un type qui fume sur son bout de balcon, ou une fille qui tourne en rond dans sa chambre en regardant le plafond, le portable collé à l’oreille droite. Je trouve cela beaucoup plus intéressant que de scruter les étoiles et la Lune. Les constellations, c’est un peu monotone.
Au bout de la ville, à mi-hauteur de la colline, après les faubourgs, je repère une vieille maison toute délabrée. Elle m’intrigue, mais je ne vois pas comment on s’y rend, alors je demande à maman si elle la connaît. Elle me fait de gros yeux, ce n’est pas bien de braquer sa longue-vue vers les gens, c’est fait pour regarder les étoiles et la Lune, les constellations, pas les cuisines, les filles et les passants etc.
Comme elle ne veut pas me répondre, je pars à pied à travers la ville à la recherche de la maison hanté (c’est ainsi que je l’ai nommée car j’ai lu une histoire, le mois dernier, d’un garçon qui traverse une ville parce qu’il a vu, au loin, un château un peu bizarre). Quand on cherche, on trouve : je finis par la repérer. De près, elle est beaucoup moins impressionnante, flanquée de deux pavillons neufs que contournent une rue bien propre et des trottoirs fleuris.
Je suis un peu déçu car tout cela est ordinaire et il n’y a ni fantôme, ni savant fou, ni même une vieille gargouille pour justifier mon voyage à l’autre bout de la ville. Juste une jolie jeune fille qui va un jour devenir ma femme, mais c’est une autre histoire (quelle chance qu’elle soit sortie juste à ce moment et qu’elle ait fait tomber son livre et que je me sois précipité pour le ramasser et que j’ai pu engager la conversation etc.)
Bien des années plus tard, maman m’annoncera avoir planté un tilleul dans la cour « de travers, tu comprends, comme ton grand-père l’avait fait à l’époque avec le chêne. Dans cinq ou six ans, on ne verra plus la ville. Cela évitera aux garçons de la famille d’aller chercher épouse dans les faubourgs avec une longue-vue idiote dans la poche. Comme ton père, à l’époque. »

Albert Camus, 1913 - 1960, auteur le l’Etranger.




Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.