Les chefs de la tribu se réunirent dans la salle municipale
et Léonid prit la parole le premier. Léonid devait son nom aux sympathies
procommunistes de ses parents qui, en
1973, avaient fait le voyage de Moscou et avaient ramené un souvenir en sa
personne, conçu après une soirée très arrosée au palais du Peuple où de
nombreux toasts avaient été échangés et qui lui avait valu ce prénom idiot
qu’il regrettait infiniment depuis chaque fois qu’il allait voter ou qu’il
remplissait sa feuille de sécurité sociale, car le reste du temps il se faisait
appeler Léo, c’est plus seyant pour un jeune homme de haute lignée comme lui.
C’était donc Léonid qui, parce qu’il était le plus jeune de l’assemblée, avait
le privilège de prendre la parole.
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Depuis que le totem de Jean-Claude notre roi a
disparu, ça ne va plus. Les employés municipaux revendiquent, les femmes de
ménage boivent en douce notre Cognac et les contribuables payent en
retard : il faut faire quelque chose.
-
Ah oui, c’est vrai ça, dit le premier adjoint,
un éleveur de mollusque des basses terres enrichi dans la spéculation
immobilière. Il y en a même qui ne vont plus à la messe. Tout fout le camp.
Moi, je vous le dis, il nous faut un nouveau roi.
-
C’est ça, un nouveau roi, tout neuf, bien
docile.
-
Et beau, avec de l’embonpoint, gras, respirant
la santé, qui donne de la joie au peuple rien qu’en se montrant au balcon.
-
Et qui sache nager, et pêcher la méduse.
-
Et si on cherchait une reine ? reprit
Léonid. Après tout, à Wallis, ils en ont une, très belle femme au demeurant.
Les chefs délibérèrent et décidèrent à l’unanimité d’élire
une nouvelle reine choisie parmi les plus prestigieuses en la personne
d’Elisabeth II, qu’ils avaient vu à la télé lors de sa dernière visite royale
au Toubululand dont elle était souveraine en vertu d’un acte remontant au troisième
voyage de James Cook en 1778, acte par lequel James Cook faisait désigner
George III protecteur de l’île, après avoir déposé le chef coutumier et mis sa
fille dans son lit le temps des trois mois de son séjour à Toubulu, la
capitale.
Elisabeth II étant élue reine, il fallait qu’elle se pliât
aux cérémonies d’intronisation voulues par la coutume. Le Conseil équipa à la
hâte dix guerriers bodybuildés, recrutés dans une salle de fitness toute
proche, et les déposa dans une pirogue, direction l’aéroport internationale de
Tubuland qui assurait une liaison hebdomadaire avec Londres, lesquels guerriers
se débrouillèrent plutôt bien puisque, cent jours plus tard, ils étaient de
retour avec, cachée dans une cantine avec des trous, Elisabeth II accompagnée
de sa couronne et de son sceptre qu’ils avaient emprunté au musée de la Tour de
Londres après avoir occis le concierge et les gardes avec des flèches
empoisonnées, lancées depuis un immeuble de bureaux désaffecté dont les
fenêtres donnaient sur la salle des gardes.
Le Conseil des chefs émit sa satisfaction à l’ouverture de
la cantine et renvoya les guerriers à leurs séances de musculation. Il apprécia
le poids du sceptre, l’éclat de la couronne et la distinction de leur future
reine qui, à peine déballée, émit une vivre protestation contre l’enlèvement à
ses sujets britanniques dont elle avait fait l’objet.
-
Oh là, là, dit le premier adjoint. Ce n’est pas
prévu comme cela : un totem ne parle pas, il règne, c’est la coutume.
-
Oui, c’est vrai, ça ne va pas du tout ! On
nous avait dit qu’elle ne parlait jamais. Ce n’est pas parce qu’elle est
arrivée chez nous qu’elle va se mettre à causer toute la journée. Ce n’est pas
conforme, ça !
-
Il ne faut pas la garder.
-
A la mer ! à la mer !
Le Conseil décida d’installer Elisabeth II sur un radeau qu’ils laissèrent à la dérive, en
espérant qu’un navire de commerce passerait pour la recueillir. Quant au
sceptre et à la couronne, ils l’ajoutèrent au totem communal. Il y trône
depuis : si vous passez à Londres, vous saurez que la couronne exposée est
un faux, l’orignal étant planté sur un bout de bois sur une île du Pacifique.