Gloria était une nostalgique, une de ces femmes qui, lorsqu’on
les croise dans la rue, semblait surgir d’un temps révolu, un archétype, une
réminiscence. Eté comme hiver, vous pouviez la voir porter la même robe de
coton imprimé d’indiennes qui lui descendait aux mollets, juste de quoi laisser
apparentes ses sandales, avec ou sans chaussettes, selon. Et le bandana, et les
cheveux qu’elle portait très longs, tout cela contribuait à en faire l’expression
même des années soixante-dix, qu’elle n’avait jamais connues, d’ailleurs, car
trop jeune pour cela. Mais ça n’avait pas d’importance : Gloria se sentait
investie d’une mission, celle d’incarner à elle seule la quintessence de cette
époque extraordinaire qui allait de la sortie du film de Godard La Chinoise, en
1967, à la première présentation de la Fièvre du Samedi soir, le 14 décembre
1977. Dix petites années explosives de liberté, de révoltes, de rêve et de sexe
dont l’humanité ne s’est jamais remise, dit-on.
« L’utopie, c’est maintenant. » Elle avait mis ce
slogan en couverture de sa page Facebook, et tâchait de rallier de nouveaux
amis à son projet de créer une vraie communauté où tout serait partagé :
enfants, argent, casseroles, etc. A dire vrai, les amis n’étaient pas très
nombreux, sauf quelques types un peu louches, plus intéressés par partager son
lit qu’autre chose, et qui s’enfuyaient lorsque, l’acte consommé, elle essayait
de les convertir à la philosophie politique d’Herbert Marcuse. Ses publications
sur son mur de Facebook étaient parfois un peu bizarres, et tout le monde en
riait, mais, après tout, elle ne faisait de mal à personne avec ses lubies. Comme
celle qui la réveilla ce matin-là où, près de cinquante ans après, elle
décidait de redonner vie au festival de Woodstock. « Je connais une petite
ferme dans le Gard (en fait, une ruine qui appartenait à un vieil oncle) qui
ressemble en tous points à celle de Max Yagsur (le propriétaire du terrain où
fut organisé le festival de Woodstock en 1969, NDLR). On va tous s’y rendre et
ce sera une grande fête pop. » Suivait, en pièce jointe, un plan pour
rejoindre le terrain en question, au départ de Paris en passant par Avignon. Bah, pensait Gloria, lançons l’idée et l’organisation
suivra bien, comme en 69.
Et la voilà partie dans sa petite Ford sur les routes de France,
en direction de la ferme familiale. Le soir de son arrivée, elle dépliait une
banderole « Bienvenue au 1er festival de musique pop de Sainte Noémie »
et, planquée sous sa tente, elle se mit à attendre les festivaliers pendant que
le soleil se faisait attendre lui aussi. Si bien que, au bout du cinquième jour
de pluie, elle décidait d’abandonner son poste pour se rendre au bar du coin se
ravitailler. C’est qu’elle avait cru que le buzz du festival attirerait
nécessairement des marchands ambulants venant vendre leurs cornets de frites à
des foules de spectateurs affamés. Cinq jours de boue et de solitude avaient eu
raison de ses illusions. Elle décida d’abandonner définitivement les années
soixante-dix pour passer à autre chose, une autre vie en quelque sorte : après
avoir avalé un sandwich, Gloria alla au supermarché du coin où elle s’acheta un
ensemble jogging et une paire de ciseaux, pour couper grossièrement ses cheveux
et jeter son indienne dans un container à la sortie du parking.