jeudi 24 avril 2014

[Fiction 16] : Gloria song.



Gloria était une nostalgique, une de ces femmes qui, lorsqu’on les croise dans la rue, semblait surgir d’un temps révolu, un archétype, une réminiscence. Eté comme hiver, vous pouviez la voir porter la même robe de coton imprimé d’indiennes qui lui descendait aux mollets, juste de quoi laisser apparentes ses sandales, avec ou sans chaussettes, selon. Et le bandana, et les cheveux qu’elle portait très longs, tout cela contribuait à en faire l’expression même des années soixante-dix, qu’elle n’avait jamais connues, d’ailleurs, car trop jeune pour cela. Mais ça n’avait pas d’importance : Gloria se sentait investie d’une mission, celle d’incarner à elle seule la quintessence de cette époque extraordinaire qui allait de la sortie du film de Godard La Chinoise, en 1967, à la première présentation de la Fièvre du Samedi soir, le 14 décembre 1977. Dix petites années explosives de liberté, de révoltes, de rêve et de sexe dont l’humanité ne s’est jamais remise, dit-on.
« L’utopie, c’est maintenant. » Elle avait mis ce slogan en couverture de sa page Facebook, et tâchait de rallier de nouveaux amis à son projet de créer une vraie communauté où tout serait partagé : enfants, argent, casseroles, etc. A dire vrai, les amis n’étaient pas très nombreux, sauf quelques types un peu louches, plus intéressés par partager son lit qu’autre chose, et qui s’enfuyaient lorsque, l’acte consommé, elle essayait de les convertir à la philosophie politique d’Herbert Marcuse. Ses publications sur son mur de Facebook étaient parfois un peu bizarres, et tout le monde en riait, mais, après tout, elle ne faisait de mal à personne avec ses lubies. Comme celle qui la réveilla ce matin-là où, près de cinquante ans après, elle décidait de redonner vie au festival de Woodstock. « Je connais une petite ferme dans le Gard (en fait, une ruine qui appartenait à un vieil oncle) qui ressemble en tous points à celle de Max Yagsur (le propriétaire du terrain où fut organisé le festival de Woodstock en 1969, NDLR). On va tous s’y rendre et ce sera une grande fête pop. » Suivait, en pièce jointe, un plan pour rejoindre le terrain en question, au départ de Paris en passant par Avignon.  Bah, pensait Gloria, lançons l’idée et l’organisation suivra bien, comme en 69.
Et la voilà partie dans sa petite Ford sur les routes de France, en direction de la ferme familiale. Le soir de son arrivée, elle dépliait une banderole « Bienvenue au 1er festival de musique pop de Sainte Noémie » et, planquée sous sa tente, elle se mit à attendre les festivaliers pendant que le soleil se faisait attendre lui aussi. Si bien que, au bout du cinquième jour de pluie, elle décidait d’abandonner son poste pour se rendre au bar du coin se ravitailler. C’est qu’elle avait cru que le buzz du festival attirerait nécessairement des marchands ambulants venant vendre leurs cornets de frites à des foules de spectateurs affamés. Cinq jours de boue et de solitude avaient eu raison de ses illusions. Elle décida d’abandonner définitivement les années soixante-dix pour passer à autre chose, une autre vie en quelque sorte : après avoir avalé un sandwich, Gloria alla au supermarché du coin où elle s’acheta un ensemble jogging et une paire de ciseaux, pour couper grossièrement ses cheveux et jeter son indienne dans un container à la sortie du parking.

jeudi 17 avril 2014

[Fiction 15] : Gris.



Quel bel échangeur ! c’est rampe, c’est fluide, c’est beaux carrelages, pelouses et rosiers, c’est soleil, comme sur la Prom’. Sûr qu’il y aura des jonquilles au printemps. Un vrai échangeur, avec un vrai clochard qui a installé sa cabane à l’ombre du tunnel. Quelle belle cabane ! contreplaqué et toit en plastique. Le pauvre gars, il a même un panneau en carton qu’on ne lit jamais, mais tout est écrit très propre, avec un point pour séparer chaque mot, tout en majuscules, comme sur les temples romains.
Quel bel échangeur ! Quand il y a de la circulation, le clochard se tient très sage, assis sur une vieille chaise de camping, avec son panneau et un verre Coca-Cola rouge pour les pièces. 
Mais voilà, très vite, on ne le voit plus, l’échangeur. Il n’est plus rien, juste un passage pour ceux qui rentrent chez eux le soir, là haut, dans les collines. Le carton, cela fait longtemps que le clochard l’a perdu, mais lui, il est toujours là, sur sa chaise pliante, à regarder le flot des voitures. Et puis, les années amènent la crasse, la poussière et les graffitis sur les beaux carrelages nacrés. Alors, on a tout oublié, c’est très triste, il n’y a plus d’échangeur, juste un endroit où l’on passe très vite, avant de monter la rampe. Même le clochard, on le voit plus : il est tout gris, lui aussi. Gris-gris, sauf le verre de Coca-Cola, rouge, suspendu dans le gris.

jeudi 10 avril 2014

Jean-Paul Sartre, 1905 - 1980, auteur du roman Le Sursis


L'avion s'était posé. Daladier sortit péniblement de la carlingue et mit le pied sur l'échelle ; il était blême. Il y eut une clameur énorme et les gens se mirent à courir, crevant le cordon de police, emportant les barrières.... Ils criaient " Vive la France ! Vive l'Angleterre ! Vive la Paix ! ", ils portaient des drapeaux et des bouquets. Daladier s'était arrêté sur le premier échelon : il les regardait avec stupeur. Il se tourna vers Léger et dit entre ses dents :
- Les cons !
 


[Fiction 14] : Soirée électorale.



C’est George qui a fini par dire ce que tout le monde, dans la pièce où était installé le QG de campagne, pensait tout bas : « Vous voudrez ce que vous voudrez, mais moi, ça fait vingt-cinq ans que j’attends ce moment, alors, malaise ou pas, on y va ! » Du coup, c’est lui qui y est allé, devant la foule des supporters. Dans le théâtre loué pour la soirée électorale, on les entendait scander le nom du futur président : Hen-ri, Hen-ri, Ri-ton, Ri-ton, RI-TON.
Quand George est monté sur la tribune, il a regardé les visages hurlants et la forêt d’objectifs pointée sur lui et il a pensé au gros bobard qu’il allait leur faire avaler, le retard de l’avion du candidat, arrêté par la neige qui n’était pas tombée ou un truc comme cela, tout ce que tu veux : il faut gagner du temps jusqu’à ce que les résultats soient proclamés par la Cour Suprême, avant qu’on ne découvre le pot aux roses. Surtout, surtout : que personne ne sache qu’ Henry, le leader victorieux, vient d’avoir une attaque et que, à cette heure, une armée de médecins du Mont Sinaï Hospital s’acharne à le ranimer. « P…, les cons ! » s’est dit George avant le lever les bras pour imposer le silence.
Il devra, plus tard, déduire que son discours de victoire, ce soir-là, n’a pas dû être trop mal ficelé vu que, quelques jours plus tard, alors qu’on attend toujours l’avion du président, la vérité a été révélée et que personne n’a moufté. Même les vieux débris de la Cour Suprême n’ont rien osé dire lorsque George, de par son statut de vice-président candidat, s’est arrogé la charge convoitée à la place d’Henry.
Il a cependant vite fait d’oublier ce qui l’avait amené là : la déferlante des emmerdements s’est imposée, dans son bureau et ceux de ses ministre. « P…, les cons ! » a-t-il continué à maugréer en pensant tour à tour à ses prédécesseurs qui lui avaient laissé une situation pourrie, à ses conseillers, tout frais des meilleures écoles, d’une affligeant naïveté, aux syndicats, aux membres du Congrès, aux profs, aux journalistes et à tous ces imbéciles d’électeurs qui répondaient aux sondages en crachant dans la soupe. Et, pour couronner le tout, voilà qu’un beau matin d’avril c’est le chef du service de réanimation de l’hôpital qui l’a appelé : « Heu, monsieur le président… enfin, c’est assez délicat, mais le président, enfin… je veux dire… l’autre président, enfin voilà : il vient de sortir du coma. Oui, je répète : il est sorti du coma, il est réveillé quoi, et il demande à ce qu’on l’amène faire son discours. Enfin vous comprenez, hein ? Son discours de victoire qu’il n’a pas eu le temps de faire le soir de l’élection, vu qu’il a eu son attaque ce jour là… Enfin, bref, monsieur le président, le président croit qu’il est le président, si vous voyez ce que je veux dire, hein ?
– Et m… ! il ne manquait plus que ce con d’Henry. C’est le pompon ça ! » a lancé George en raccrochant furieux.
De fait, le réveil d’Henry a été très vite le secret le mieux gardé du pays, mieux même que la vieille maîtresse du prédécesseur de George à la présidence. Pour calmer Henry qui s’agitait dans son hôpital, il a fallu réquisitionner un théâtre qu’on a rempli de figurants. Le président virtuel, qui avait perdu trente kilos pendant son coma, s’est péniblement hissé sur la fausse tribune pour faire son discours, comme au premier soir. Après, on lui a installé un bureau présidentiel dans une aile de l’hôpital et on a déployé un simulacre de gouvernement. « Ah, si seulement il pouvait retomber dans le coma, a pensé George, ça en arrangerait plus d’un. » Mais le vieux s’est accroché et a même commencé à préparer un voyage triomphale en province : « Pas question, lui a ordonné le médecin-chef, votre cœur ne tiendra pas. » Bon, il s’est calmé, mais a continué son activité d’homme d’Etat jusqu'au jour où, sûr de sa popularité (fictive, on lui avançait des sondages dignes de l’ère soviétique, pour lui faire plaisir) il a décidé de fomenter un coup d’état contre les institutions pour se faire nommer président à vie. « Un emmerde de plus, » a pensé George, d’autant plus que les élections approchaient et qu’il était pratiquement acquis que le parti au pouvoir se prendrait une raclée. « Bof, après tout, je laisserai le bébé à mon successeur, ça lui fera les pieds. »
C’est ce qui a été fait : le cas d’Henry a été confié au nouveau président au moment de son intronisation, avec les dossiers top-secrets et autres codes nucléaires. Bonne blague : Henry qui, désormais, conduisait son peuple imaginaire en despote, s’est accroché à la vie. Il a fallu attendre bien des années pour que la solution soit trouvée : on a déguisé quelques infirmiers en révolutionnaires et ils ont fait irruption dans la chambre d’hôpital d’Henry. A la suite d’un simulacre de procès, on l’a envoyé en exil dans sa maison de campagne.
Il y vit depuis des jours heureux, sous bonne garde : il serait en train d’y écrire ses mémoires, dit-on. Encore une tuile à gérer pour le gouvernement.

jeudi 3 avril 2014

Honoré de Balzac, 1799 - 1850, auteur du roman Le père Goriot.


Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: "A nous deux maintenant!"
Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

[Fiction 13] : Destin.



Il était monté ce soir-là en haut de la tour Skymax, à Manhattan, et c’est à ce soir-là que sa vie a basculé lorsque, une bière à la main, il s’est retourné pour regarder la vue scintillante de la ville derrière lui, abandonnant un instant la jeune fille à peine rencontrée la veille, avec qui il était venu parce qu’il avait lu que c’était une très bonne idée que d’amener de jolies jeunes filles dans ce bar perché en haut de la tour Skymax de Manhattan, un piège à fille avait-il lu, et il avait justement envie de piéger cette jeune fille ce soir-là et la vue qu’il avait sous les yeux, même si elle n’avait rien d’exceptionnel finalement, aussi provincial qu’il pût être, il en avait vu d’autres à Minneapolis, cette vue qu’il contemplait à présent, l’esprit légèrement embrumé par les trois verres de bière qu’il avait bus, le fait de penser que ce décor monumental de lumière le regardait dans le dos alors qu’il parlait à la jolie jeune fille qu’il aurait bien voulu emballer ce soir-là, le bruit des conversations qui se mêlait à la musique de jazz diffusée d’on ne sait où, tout cela fit qu’il eut une soudaine inspiration, inspiration à laquelle il devait bien des années plus tard repenser, alors que sa vie professionnelle et sentimentale se serait engluée dans une satisfaction désenchantée et qu’il reverrait très bien la scène, les couleurs, la lumière au dehors, l’odeur de l’alcool mélangé au parfum un peu tourné de sa fiancée, tout ce contexte qu’il reverrait bien plus tard avec nostalgie fit que, lorsqu’il se tourna pour faire face à la lumière verticale de la ville verticale, il ne put s’empêcher de prononcer les mots qui, bien des années plus tard, le feraient sourire d’amertume et de condescendance envers lui-même, comme la preuve de ses illusions perdues et du ratage qu’était devenue sa vie depuis ce soir-là, ces mots que, levant son verre de bière il murmura à la ville scintillante, debout devant lui : « à nous deux, maintenant ! »
Et, ce soir-là, pour premier acte de sa nouvelle vie, il se tourna vers la jeune fille et l’embrassa.