jeudi 27 mars 2014


Nancy Kwann, née en 1939, dans le film The World of Suzie Wong, 1960

[Fiction 12] : Sauf que.

« Je reviendrai et, lorsque tu me reverras, je te dirai : bonjour mademoiselle, vous rappelez-vous que la marée revient toujours ? Ce sera le moment de nous marier, toi et moi, et pour toujours je serai à tes côtés. »

Il lui tourna le dos et il disparut et elle ne le revit plus pendant des semaines et pendant des mois : elle en épousa un autre, un garçon bien qui tenait un petit commerce pour les touristes, sur la plage. Il n’était pas blond, comme Sergueï le marin, mais brun, avec une belle bouche qui l’embrassait  en fermant les yeux lorsqu’il l’accompagnait le soir prendre son quart, à l’hôpital. Elle avait même demandé son avis à sa mère, sans d’ailleurs en avoir besoin, juste pour lui faire plaisir, à sa mère, que les choses soit dites, que tout le monde soit d’accord : adieu Sergueï le marin, bienvenue au marchand de barbe à papa et de chouchous. Les souvenirs se sont ensuite vite estompés, le quotidien était bien là, avec son bel époux et la baraque du bout de la plage.

Sauf que.

Sauf que Sergueï, lui, avait fait trois fois le tour du monde en projetant le visage de sa fiancée sur les murs de métal du thonier, et sur l’eau lorsque le pont ruisselait du sang des poissons, et sur les quais des ports inconnus dont il oubliait jusqu’au nom. Par une chaude nuit d’été, alors qu’elle rentrait chez elle après une garde à l’hôpital, elle entendit dans l’obscurité la voix grave de Sergueï  « mademoiselle, vous rappelez-vous que la marée revient toujours ? », si bien que l’émotion la fit défaillir et qu’elle sentit ses jambes de dérober et perdit connaissance.

Elle pensa que c’était son destin. Alors elle quitta mari et enfant, qui venait juste de naître, pas de chance, pour suivre Sergueï le marin. Ce dernier tint promesse, l’épousa en lui disant qu’il savait qu’elle l’attendrait.

Sauf que.

Sauf que c’était un bon à rien : en dehors de voguer sur un bateau, il ne sut jamais quoi faire de ses deux mains. Il repartit, revint, repartit encore, la laissant seule (« si tu étais restées avec l’autre, lui disait sa mère, tu n’en serais pas là, etc. ») Alors, un jour, c’est elle qui est partie. Elle m’a planté là, moi, Sergueï, je ne le méritais pas, je l’aimais. Oh, je ne dis pas : elle a réussi son coup en nous renvoyant dos à dos. Mais on ne peut pas faire une chose comme celle-là, à moi, l’homme de sa vie.

Sauf que.

Sauf que, aujourd’hui, elle a bien réussi : elle est dans sa tour de verre et de métal et elle dirige tout, ici, du port au Pic. Elle a dû se débrouiller seule si bien qu’elle a fini par passer de l’autre côté et qu’elle peut nous voir de haut, maintenant. L’autre est resté sur sa plage, à vendre ses chouchous et moi, je ne dessaoule que lorsque j’embarque sur mon thonier, pour repartir, une fois de plus, loin, en mer.  Sauf que je vois toujours son visage sur le mur de métal du thonier.

vendredi 21 mars 2014

 
Alice Munro, née en 1931, auteur de la Nouvelle La Vierge Albanaise (The Albanian Virgin)
 

jeudi 20 mars 2014

[Fiction 11] : Ecrivain public.

« Tu vois ? La boutique, là, je t’y vois bien.

– Quoi, quoi ? Tu rêves ? Tu as vu la taille ? Cinq mètres carrés, tout mouillé. Que veux-tu que j’y fasse ?

– Eh bien, tu la repeins, tu t’y installes, tu mets une enseigne « Ecrivain Public » et là, tu attends. Ça te laissera des loisirs pour écrire. »

Mon ami Harry a toujours été de bon conseil. Et pour attendre, ça, j’ai attendu : des jours, des semaines, au-delà des odeurs de peinture qui ont bien fini par disparaître. Au moins, personne n’est venu m’ennuyer et j’ai pu fumer mes cigares peinard, tranquille, dans mon trou de l’avenue de Neuilly, entre le marchand de pneus et le club de bridge.

C’est le quatrième mois bien entamé que le type est entré. En fait, ce n’était pas le premier à pousser la porte, il y avait déjà plein d’autres gens qui étaient venus me voir mais, celui-là, j’ai tout de suite senti qu’il n’avait rien à me vendre, qu’il voulait acheter : « Contrôle-toi, me suis-je dit, ai l’air cool, c’est ton premier client mais, lui, il ne le sait pas. Fait comme si c’était ton quarante-douzième.

– Voilà, me dit-il, je voudrais que vous écriviez pour moi, enfin, c’est moi qui publie, vous écrivez… vous voyez ?

– Vous voulez que je sois votre nègre. C’est ça ? je lui réponds.

– Oui, oui, c’est ça, un nègre, comme vous dites. Et je voudrais que ce que vous écriviez en mon nom soit un best-seller.

(Je me retiens de lui dire que, si je savais écrire des best-sellers, je ne serais pas dans cette boutique à fumer des cigares de second choix. Mais mon sens du commerce, pour une fois, a pris le dessus)

– Ca va vous coûter cher, m’entends-je lui dire.

– Je suis riche…

– Et ça prendra du temps.

– … et oisif.

– Et vous avez une idée de l’histoire ? L’intrigue ? Ce qui ferait un best-seller, enfin le truc génial grâce auquel vous allez gagner plein d’argent et postuler au Nobel ?

– Ah, ça, oui, je l’ai bien en tête. Ecoutez : c’est l’histoire d’un type qui, sur les conseils d’un bon copain, s’installe dans un bouiboui pour y devenir écrivain public…

– Oh là ! Ne vous moquez pas, il n’y a pas de sot métier…

– Il n’y a que des sottes gens, je connais la suite. Monsieur, je suis très sérieux.

– Et vous pensez que ça va faire un best-seller, votre histoire (qui est d’ailleurs la mienne) ?

– C’est bien votre rêve, non ?

– Touché, vous avez gagné un point.

– Donc, comme vous n’avez pas d’idée et moi non plus (pour preuve, cela fait quatre mois que vous n’avez pas écrit dix lignes et vous en êtes à votre trois-centième cigare). Donc, continue-t-il, comme l’inspiration n’est pas votre fort, moi, j’ai une idée : l’histoire de votre vie.

– Elle n’a aucun intérêt…

– Aucune importance.

– Ni intrigue…

– On va trouver.

– Ni emmerdements, ni sexe, ni exotisme, ni sang, enfin quoi, rien de ce qui fait le roman à succès. Même pas de quoi en tirer une autofiction ou un de ces trucs à bobo qui marchent, vous voyez ?

– Hum, je vois…

– Je ne dis pas cela pour vous faire de la peine...

– Hum, hum, c’est dommage.

– Ce n’est pas un refus de vente, mais je pense que votre idée est mal venue. A part en extraire une courte nouvelle pour un blog, je ne sens pas trop la chose…

– Non, vous avez certainement raison, conclut mon visiteur, l’air dépité.

Le lendemain, je décrochai mon écriteau « Ecrivain Public » et ouvrai un institut de beauté. C’est pas très ragoutant, mais beaucoup plus rentable…

jeudi 13 mars 2014

[Fiction 10] : La télé, c’est compliqué.

La télé, là, c’est compliqué. C’est ce que m’a dit ma femme lorsque j’ai voulu installer l’écran dans la chambre. Je ne vois pas pourquoi : l’écran, face au lit, comme à l’hôtel, tu regardes et tu t’endors avec la télé allumée, c’est le pied. Mais elle n’est pas d’accord, ma femme, elle dit qu’elle préfère ailleurs, dans le salon peut-être. Ah non, le salon c’est fait pour recevoir les amis, boire un verre en regardant les trois premières pages du premier bouquin qui est sur le haut de la pile de la table basse qui prend la poussière. D’ailleurs tu sais pas trop ce qu’il raconte ce bouquin, ni quel est le bon copain qui te l’a offert, simplement qu’il ne rentre pas dans la bibliothèque et que, dedans, il y a un type savant qui a écrit des trucs compliqués sur un sujet auquel tu n’aurais jamais pensé et qu’il y a un autre type qui a été tellement inspiré par ce que le premier a écrit, qu’il a fait plein de photos toutes plus belles les unes que les autres, mais on s’en contrefout, même si c’est joli et que ça prend la poussière. Comme des émissions de la télé, d’ailleurs. J’ai fait le test, j’ai installé l’écran géant derrière le fauteuil, celui où j’aime bien m’asseoir parce que je peux y dormir comme ça, assis, facile, et j’ai essayé de la mettre en continue, sur une chaîne d’info, comme au café du coin qui ne met pas le son, tu lis les sous-titres et tu regardes la poupée sans jambes qui cause dans le poste sans que tu saches de quoi, vu qu’il n’y a pas le son. Sauf que, comme j’ai mis l’écran derrière mon fauteuil, à défaut de pouvoir lire les sous-titres, j’ai été obligé de mettre le son, en continu, comme les infos, en continu. Mais là, c’était un peu compliqué, ça m’a vite emmerdé, ce brouhaha continu qui raconte quarante fois les mêmes histoires que tu connais déjà, chaque heure de la sainte journée, en continu. J’en ai parlé à ma fille, comme quoi je ne savais pas où la mettre, la télé. Elle m’a demandé ce que c’était mon écran, un iPad géant, waouh, c’est top-génialissime, et ça marche comment et tout. Je lui ai donc expliqué qu’au siècle dernier, celui qu’elle a au programme cette année, il y a des gars qui ont décidé de créer une boîte magique, qui faisait comme au cinéma (tu sais, le cinéma, c’est le truc où on va pendant deux heures regarder un film sans pouvoir faire « pause » et après on se fait une pizza, vu que pendant deux heure tu n’as pas pu manger du tout et que tu as la dalle). Au fond, je lui ai dit, la télé, c’est un peu l’ancêtre de YouTube ou de tes machins sur lesquels tu passes tes soirées, et puis merde, je t’expliquerai un autre jour. Du coup, j’ai demandé à ma femme ce qu’elle pensait si on mettait l’écran de télé dans la cuisine. Elle me dit que c’est comme je veu x, de toutes façons elle n’y met jamais les pieds, dans la cuisine, donc c’est à moi de voir, si je m’emmerde en préparant le repas du soir, au moins je pourrai toujours la regarder. J’ai donc exploré mon labo à bouffe, mais je n’ai pas trouvé de coin où la poser. Alors, comme c’était compliqué et que je ne voulais pas me fâcher avec ma femme ni avec ma fille, j’ai ramené ma télé au magasin et je l’ai échangée contre un iPad, pour faire comme tout le monde.


jeudi 6 mars 2014

[Fiction 9] Place Vendôme.

Le train a démarré, il a roulé puis il s’est arrêté. Des voyageurs sont descendus, d’autres sont montés et il est reparti et ainsi de suite parce que  c’est un omnibus et que les omnibus s’arrêtent tout le temps, par définition. Moi, je me suis endormi. Je rêvais d’une grande plage que longeaient des rails, des rails tout étroits, étroits comme ceux d’un train miniature, miniature comme le train électrique que j’avais installé dans ma chambre lorsque j’étais enfant  et qui passait sous mon lit et sous l’armoire pour faire comme dans un tunnel, et c’est le bruit du tunnel qui m’a réveillé en sursaut parce que le tunnel précède la gare de Vendôme, la gare où je descends, vite mon sac, vite mon journal et me voilà sur le quai à regarder le cul du train qui repart dans le soleil de la campagne.

Sauf que je ne suis pas à la bonne gare, que tous les voyageurs ont disparu, que je suis seul. Le vide, les oiseaux qui chantent autour de moi, trop de bruit dans le vide, le vide du quai, au milieu du vide de la campagne, merde, je suis descendu trop tôt du train, merde, merde.

A droite du quai, les rails, à gauche, des prés avec trois vaches abasourdies par le soleil, au bout, une minuscule cabane avec une vitre percée par des trous pour laisser passer ma voix qui demande quand est le prochain train pour Vendôme. Il n’y en a pas avant vendredi mon pauvre monsieur et, vendredi, c’est dans quatre jours.

Merde, qu’est-ce que je vais faire ici, entre les champs et les prés, à attendre le train pendant quatre jours, le train omnibus.

Vous n’avez qu’à aller à l’hôtel comme tout le monde, mon pauvre monsieur, c’est là-bas, après les prés, où il y a trois vaches abasourdies par le soleil.

C’est là-bas, très loin, et le réceptionniste sue sous son ventilateur et, moi, je lui restitue toute la chaleur des trois kilomètres que j’ai parcourus pour atteindre ce fichu hôtel paumé dans la cambrousse.

Ah, mais, nous n’avons plus de chambre libre.

Mais comment est-ce possible ?

C’est que tous les clients attendent le prochain omnibus pour Vendôme qui doit bientôt passer.

Et cela fait longtemps qu’ils attendent ainsi ?

Pour certains, cela peut faire des années. Tenez : on a bien eu un décès la semaine dernière, ça a permis de libérer la 38. C’est dommage pour vous, on l’a relouée à quelqu’un qui était, comme vous, à attendre une disponibilité pour se loger en attendant le prochain omnibus.

Mais pourquoi n’ont-ils pas pris l’omnibus qui s’est arrêté tout à l’heure ?

Le réceptionniste devient tout pâle : Ah ? Parce qu’il est passé aujourd’hui ? Malheur à moi ! Je pensais que c’était demain…

Mais non, mais non, c’était aujourd’hui. J’en sais quelque chose : j’étais dedans.

Il ne fallait pas en descendre, je vous le dis. Ah ! Ils vont tous être furieux, ils vont m’étriper. Ne leur dites rien, je vous en supplie. C’est encore ce fichu agenda (il me montre un calendrier d’où on détache un page chaque jour et dont il ne reste que la dernière, au 31 décembre). Vous voyez, cela fait depuis de nouvel an qu’on doit le remplacer. Et comme je ne sais plus quel jour nous sommes, ni aucun de nos clients, nous n’arrivons plus à retrouver la date du prochain passage de l’omnibus pour Vendôme. J’en ai parlé à mon patron mais, que voulez-vous, il est coincé à Vendôme avec son calendrier neuf. Il attend le prochain omnibus, celui qui vient dans l’autre sens.