dimanche 25 mai 2014

[Fiction 20] : L’enfer, c’est où ?

J’irai en enfer si je ne suis pas gentil, en enfer si ma chambre n’est pas rangée, c’est maman qui le dit, mais c’est où, l’enfer ? Pas dehors, sur le chemin de l’école, je l’aurais vu. Jackie m’a dit que, l’enfer, on y entre par une grande porte et que c’est sous terre et qu’il y a plein de diables qui brûlent les pécheurs. Moi, je suis allé un jour à la pêche, avec l’oncle Manu. On a jeté des bouchons rouges dans l’eau, on les regardait avancer dans le courant, je me suis un peu ennuyé, surtout que j’avais oublié ma Gameboy. Mais il est gentil, l’oncle Manu, il m’a donné un gros morceau de chocolat quand il a vu que je m’ennuyais. Il n’ira pas en enfer, lui, ça c’est sûr.
Quand on est partis à la mer avec papa, maman et Jackie, j’ai bien regardé dehors, sur la route, par la fenêtre de la voiture, si je ne voyais pas la porte de l’enfer, mais il n’y avait que des pommiers et des vaches et des moutons tout blancs et puis des chèvres. Papa dit qu’on les reconnaît parce qu’elles sont attachées à un piquet et il nous a raconté l’histoire de la chèvre de monsieur Seguin, je la connaissais déjà, je n’ai pas osé lui faire de peine, surtout que maman a dit que je ne suis pas gentil de ne pas ranger ma chambre comme Jackie qui est une fille sérieuse, elle.
Finalement, on est arrivé à la mer ou presque parce que, de la maison, il faut marcher encore un peu et traverser les dunes avant de voir la plage, les vagues et la mer avec des surfeurs dessus. Quand j’ai demandé à Jackie si elle savait où était l’enfer vu que, pour l’instant, je n’avais pas trouvé la porte, elle m’a répondu qu’on devait pouvoir y entrer par le bunker là haut, derrière les dunes, et qu’elle le savait parce qu’elle avait vu les grands y aller le soir et qu’ils lui avaient dit que c’était dangereux et que ce n’était pas pour les petits comme nous, qu’il fallait pas y aller. Moi, j’ai dit à Jackie qu’elle était une trouillarde et que j’irai tout seul. Elle n’a pas voulu me laisser, alors elle m’a suivi en pleurant et menaçant de me cafter à maman et que c’était vrai que j’étais pas gentil et que les diables, quand ils sauraient cela, ils me garderaient dans les sous-sols du bunker et que plus jamais je ne verrai la plage, les vagues et la mer avec les surfeurs dessus.
On a fini par arriver au bunker qui était à moitié ensablé. On est entrés par un passage que les grands avaient dû aménager et on s’est retrouvés dans une grande pièce toute vide avec des murs tout noirs. C’était très sale et ça sentait mauvais, avec plein de papiers partout et une petite meurtrière sur le côté d’où on voyait toute la côte et la mer avec les surfeurs dessus et, là, j’ai pensé que maman avait bien raison, que si je ne la rangeais pas, eh bien ma chambre finirait par ressembler à cela et que ce serait un peu l’enfer. Alors on est ressortis et on est rentrés à la maison.

jeudi 15 mai 2014

Jean de La Fontaine, 1621 - 1695, auteur de l'Ane portant des reliques

 
D'un magistrat ignorant
C'est la robe qu'on salue.

[Fiction 19] : Trois travées, sinon rien.


Lorsque Jacqueline, la directrice juridique, m’a gratifié d’un bonjour agrémenté d’un sourire jusqu’aux oreilles, j’aurais dû me méfier. Si elle ne m’avait jamais souri jusqu’à présent, ce n’était pas à cause de sa dentition que j’avais supposée en mauvais état, car j’ai découvert qu’elle avait les dents bien blanches, je vous le confirme.  On était à la cantine et je me suis installé à côté d’elle, pour une fois que je ne mangeais pas tout seul, dans mon coin, en regardant de loin les collègues rire ensemble à une autre table. Mais lorsqu’elle m’a jeté qu’elle était très honorée que je partage mon déjeuner avec elle alors, là, je me suis dis que c’était louche, qu’elle allait me demander un truc pas clair, un service compliqué à rendre ou que sais-je quoi d’autre (en tout cas, elle n’en voulait pas à mon corps, parce que, de ce côté-là, il n’y avait rien à espérer, petit et maigrichon comme j’étais…) Après, vu le ton enjoué et flatteur que prenait sa conversation, j’ai pensé qu’elle me prenait pour un autre, un directeur, une huile. Je suis vite remonté, perplexe, dans mon nouveau bureau à trois travées dont je venais juste d’hériter, suite au déménagement de la société.
Ce qui était bizarre, c’est que tout le monde semblait me reconnaître dans les couloirs. Même le type en charge de changer les essuie-mains, qui ne m’avait jamais adressé la parole, venait traîner dans les parages et me racontait ses histoires de cœur, ce dont je n’avais rien à fiche mais je suis un chic type, alors je l’écoutais quand même. Des tas de gens d’ailleurs, que je ne connaissais que de vue, semblaient m’avoir quitté dans les minutes précédentes et m’appelaient par mon prénom, je déteste cela, mais je les laissais dire, même si je n’avais pas l’intention de passer mes prochaines vacances avec eux, je vous passe les détails.
L’affaire s’est terminé au bout d’une semaine lorsqu’un gars des moyens généraux est venu me voir dans mon beau bureau tout neuf en me disant qu’il y avait eu une erreur d’affectation et qu’on m’avait attribué (c’est vraiment bête n’est-ce pas ?) un bureau à trois travées, ceux qui sont justement réservés à la direction générale. Si cela ne m’ennuyait pas, on allait me déménager, quelle regrettable erreur… non, le fauteuil en cuir, c’est aussi réservé pour les directeurs.

Depuis que je moisis dans un openspace en second jour. Je vous assure qu’on me fiche la paix. Au fond, ce n’est pas plus mal.

jeudi 8 mai 2014

Blason de la Syldavie


Ecartelées 1 et 4 d'or au pélican éployé de sable, 2 et 3 de gueules à deux croissants d'argent accolés, tournés à dextre avec pour devise eih bennek, eih blavek.

[Fiction 18] : Visa pour la Syldavie



– Je voudrais déposer plainte.
– Okay… Plainte… Une plainte pour quoi ?
– Une plainte pour vol.
– Vous avez été volé ?
– Oui, à cause de mon voyage en Syldavie.
– Ah, vous avez été volé en Syldavie ?
– Non, non, en France, mais c’est à cause du voyage en Syldavie, vous comprenez ?
– Euh… non.
– C’est le photographe qui m’a volé. Le photographe pour la Syldavie.
– Hmm… continuez.
– Il m’a pris en photo, pour le visa sur le passeport. Le visa syldave, il faut une photo dessus. Je pars en Syldavie, vous voyez ?
– Je vois. Et donc, il vous a volé ?
– Oui, c’est cela. Il m’a volé. Le photographe qui a la boutique là, à côté de l’ambassade, m’a volé.
– Et qu’est-ce qu’il vous a volé ?
– Ben, moi. Il m’a volé, moi.
– Ça, j’ai bien compris qu’il n’a pas volé votre chien. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il vous a volé ?
– Je vous l’ai dit : moi !
– Ecoutez : je suis très patient avec vous mais vous savez, ici, au commissariat, on enregistre quarante plaintes par jour et il n’y a que moi pour le faire. Je tape très lentement à la machine et il y a déjà trois personnes qui attendent derrière vous et il est midi et je commence à avoir faim. Alors, soyez coopératif, dites-moi une bonne fois : qu’est-ce que ce fichu photographe vous a volé ?
– Bon, d’accord, calmez-vous.
– Je suis calme.
– Je vais recommencer. Il y a une semaine, je vais chez le photographe me faire prendre en photo, vu que je pars en Syldavie et que j’ai besoin d’un visa et qu’il faut une photo pour le visa dans le passeport. Okay ?
– Okay, jusque-là, je comprends.
– Donc, je vais pour déposer mes photos à l’ambassade pour ma demande de visa, okay ?
– Okay, ça va ! Je ne suis pas un demeuré. J’ai compris. Et alors, le photographe ?
– Eh bien, quand j’ai récupéré mon passeport avec le visa, la photo, dessus, ce n’étais pas moi. Au début, je me suis dit que l’ambassade s’était trompée. Mais j’ai regardé les photos qui m’étaient restées. Le photographe avait fait quatre tirages. Quatre moins deux pour le visa, il m’en restait donc deux.
– Ça, je sais compter aussi, merci.
– Eh bien, sur les photos qui m’étaient restées, ce n’était pas moi non plus !
– C’est fâcheux.
– Comme vous dites : c’est fâcheux. Du vol, oui ! Le photographe m’a volé, il m’a livré des photos qui ne sont pas moi. Je veux déposer une plainte pour vol.
– Combien cela vous a coûté ?
– Quoi ?
– Les photos.
– Onze euros quatre-vingt-quinze.
– Donc, je résume. Vous avez fait faire des photos d’identité chez un photographe. Cela vous a coûté onze euro et quatre-vingt-quinze centimes. Vous accusez le photographe de vous avoir livré des photos qui ne sont pas vous. C’est bien cela ?
– Exactement !
– Bien. Montrez le moi, ce passeport.
– Euh… ah oui, le passeport, bien sûr… le voilà.
– Où est la photo ?
– Vous voyez, là, le visa Syldave ? C’est clair, non ? Ce n’est pas moi.
– Hmm... Ce n’est pas très ressemblant, en effet.
– Ce nez de travers, le front dégarni. Et puis, on dirait un vieux. Non, non, ce n’est pas moi. Pas possible.
– Hmm… Mais dites-moi, la photo, là, celle du passeport proprement dit, ce n’est pas vous non plus ?
– Euh… si, c’est moi, c’est mon passeport.
– Non, non, vous vous trompez. La personne sur le passeport est la même que sur le visa. C’est évident.
– Ah ? Euh... Pourtant, c’est bien mon nom.
– Alors, là, c’est vous qui le dites. Vous avez vos papiers ?
– Mes papiers ? Mais non ! Vous les avez dans les mains.
– Ce n’est pas votre passeport, ce n’est pas vous sur la photo, c’est ce que vous m’avez dit. Donnez-moi vos papiers.
– Mais vous êtes dingue ou quoi ?
– Ah, je suis dingue ? Écoutez-moi bien : vous voyez le monsieur là, en uniforme ?
– Le policier ?
– Oui, lui, celui qui a écrit « P O L I C E » en gros dans le dos. Eh bien vous allez gentiment le suivre et il va vous conduire dans une pièce fermée à clé et vous allez gentiment y rester toute la nuit. D’accord ? Et, demain matin, vous, ou votre avocat, ou qui vous voudrez, vous viendrez me payer la caution pour pouvoir partir. Onze euro quatre-vingt-quinze, c’est le prix de la caution.

dimanche 4 mai 2014

[Fiction 17] : les copains d’avant.

Le café est pratiquement plein, il n’y a qu’une ou deux tables libres, à l’intérieur, car la terrasse est bondée de fumeurs, des jeunes en groupe de quatre ou cinq, filles et garçons, ça lui rappelle son premier rendez-vous avec lui, elle si jeune alors. Elle se souvient de tout, de la robe qu’elle portait, de la place qu’elle avait prise, cachée derrière le pilier rouge, de l’attente qui s’était prolongée, de sa déception puis de sa joie lorsqu’elle l’avait vu au moment où il quittait le café, lui qui l’attendait à quelques mètres de là, lui avait-il dit, elle n’aurait pas dû se cacher ainsi derrière le pilier, un réflexe de timide maladive qu’elle était. Elle se souvient du baiser qu’ils avaient échangés, de son odeur, de la vue de la fenêtre de sa chambre, sur un immeuble moderne avec un cèdre sur le côté, de sa peau qui collait à la sienne, de sa curiosité à voir son corps nu, de la sensation un peu médicale qui ne l’avait pas quittée pendant qu’il la déflorait et du plaisir que, rétrospectivement, elle sait n’avoir pas eu cette fois-là. Elle se rappelle tout cela en entrant dans le café, avec précision, comme un film qu’on repasse régulièrement, depuis quarante-cinq ans. « Bonjour, je ne sais pas si tu te souviens de moi, » lui a-t-il écrit sur sa page Facebook. Bien sûr qu’elle s’en souvient ! Et ils ont ainsi continué à s’écrire avec ce ton un peu distant de deux collègues qui se racontent leurs dernières vacances, des vacances de quarante-cinq ans, comment aurait-elle pu l’oublier ?
Ils se sont donné rendez-vous dans ce café ; elle n’a pas réalisé que c’est celui de leur première rencontre. Quarante-cinq ans après, la décoration a changé mais elle réalise, au moment où elle traverse la terrasse, que c’est bien là, derrière ce poteau rhabillé de miroirs, qu’elle l’a si longtemps attendu, pendant que lui patientait tout près, sans la voir. Elle s’est préparée à avoir un choc, celui de quarante-cinq ans qui ont bouleversé la peau et les visages, le vieillissement qu’elle n’ignore pas en ce qui la concerne et qu’elle sait partager avec ceux de son âge. Mais le choc est qu’elle ne le reconnaît pas : son souvenir s’est ainsi magnifié que l’homme qui l’attend et qu’elle suppose avec raison être celui qui lui a écrit sur sa page Facebook, n’a plus rien à voir avec celui que son cerveau a, par touches au fil des ans, redessiné.
Leur conversation est assez banale, mon histoire racontée, les enfants, les remariages, les maisons, le travail, qui suis-je pour toi après toute cette vie que tu me décris là ? Elle aussi raconte, sa vie, comme un entretien d’embauche pense-t-elle à un moment, tout cela est si difficile à résumer, quarante-cinq ans en quinze minutes, ça demande un effort de concision, les souvenirs ne se suivent pas ainsi, alignés comme à la parade ou comme dans une biographie, en tomes, livres, chapitres et paragraphes. Comment lui dire que le son de la pluie tombant sur un toit de zinc est plus important que la remise de son diplôme ? Comment partager ces milliers de sensations qui, depuis quarante-cinq ans, on parcouru son corps et l’ont façonnée à leur image ? Ça me ferait plaisir que l’on se revoit lui dit-il. Oui, bien sûr, quelle question, c’était un moment important pour moi aussi. Te rappelle-tu que je t’attendais derrières ce poteau, là, quand toi, tu étais à quelques mètres de moi à m’attendre aussi ? Quelle idiote j’étais à me cacher ainsi. J’étais si timide, si effrayée.
– Ah oui, j’étais avec des amis et je t’ai vue, en sortant prendre l’air ; je t’ai abordée, je me rappelle.
– Tu ne m’avais pas donné rendez-vous ?
– Mais non ! Je t’ai littéralement draguée, je ne te connaissais pas, tu avais l’air si désespérée. D’ailleurs, j’ai planté mes amis là, je suis retourné les voir en leur disant que je devais rentrer tout de suite, une urgence, etc. Je t’ai emmenée chez moi, te souviens-tu ?
Ils se quittent devant l’entrée du café en s’embrassant comme deux vieux amis, sur les joues, la chair de sa peau un peu flasque, imprégnée de l’odeur du tabac qu’il a dû fumer avant.
Deux jours après, lorsqu’il lui téléphone (comme promis, n’est-ce-pas ?) pour convenir d’un dîner ensemble, elle cherche une dernière fois le souvenir de leur première rencontre et s’étonne qu’il se soit effacé de son esprit : le lit, la vue sur le cèdre, la couleur du poteau du café, son visage juvénile, son corps, tout a disparu et il ne reste qua sa voix à lui, celle d’aujourd’hui.