mercredi 22 octobre 2014

[Fiction 35] : Lettre de Houat.



Bonjour très cher,
Recevez mes très sincères salutations et compliments et veuillez m’excuser de ma présente intrusion dans votre intimité.
Que Dieu vous bénisse, vos proches et ceux que vous aimez. Mon nom est Madame Michèle B. Lemaire, cadre échelon IV au service comptabilité et affaires spéciales de la Banque Smith & Wakeson’s, agence de Belgravia à Londres, Royaume Uni. Si je vous écris aujourd’hui, c’est que j’ai été amenée à découvrir, à l’occasion de mes activités professionnelles, l’existence d’un compte détenu par un certain Jeremy Da Silva, décédé il y a huit ans après avoir exercé le métier de trafiquant de cocaïne et autres substances réputées illicites sur le territoire des États-Unis d’Amérique et de l’Union européenne. Ce compte n’a connu aucun mouvement depuis le décès dudit propriétaire, mort sans postérité d’aucune sorte, ni épouse, ni enfants, ni famille proche ou lointaine, ni aucune autre espèce animale vivante, tous ayant été décimés par la vendetta qui l’opposait au cartel concurrent de San Spirito et qui est la cause de sa disparition, que Dieu sauve son âme. Le compte présente à ce jour un solde créditeur de huit millions deux cent cinquante-trois mille quatre cent douze livres sterling (£ 8,253,412) de bel et bon argent garanti par la banque d’Élisabeth la seconde, par la grâce de Dieu reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du nord et de ses autres royaumes et territoires, chef du Commonwealth, défenseur de la foi, duc de Normandie et seigneur de Man.
Je voudrais que vous acceptiez de recevoir cet argent et que vous l’utilisiez, à votre choix et en suivant l’inspiration divine, pour vos œuvres, qu’elles soient caritatives ou mercantiles, en ayant pris soin préalablement de m’en avoir reversé quarante pour cent (40%) sur un compte domicilié sur l’île de Houat, en Bretagne française, dont je vous indiquerai, par un courrier ultérieur, les coordonnées.
Pour cela, il me faudra le numéro de votre compte, le numéro de votre carte de crédit, son mot de passe, ainsi que votre numéro de sécurité sociale.
Je vous bénis et vous adresse mes très sincère amitiés.
Madame Michèle B. Lemaire

jeudi 16 octobre 2014

[Fiction 34] : Ma femme, le mitron et le coquillage.

Quand ma femme est partie, j’ai pensé que c’était une blague. Le soir, en rentrant, la maison était vide et, le matin venu, je me suis décidé à appeler la gendarmerie après avoir ameuté la terre entière, les quatre ou cinq amis qu’on fréquentait, la directrice de l’école où elle travaillait et sa mère. Sa mère, si chère.
Quand j’ai appris qu’elle était partie avec le mitron, là, j’ai pensé vivre une histoire drôle pas drôle. « Arrête, j’ai dit à Peter qui m’avait annoncé la bonne nouvelle, tu rigoles ou quoi ? Il n’y a plus de mitrons depuis belle lurette. Ils ont tous été remplacés par des machines !
– Si. Il n’en restait qu’un dans la ville, et c’est celui là.
– J’espère au mois qu’il est jeune et bien fait.
– Non, acnéeux et maigrichon. »
C’était le coup de grâce : si elle était partie avec lui, c’est qu’elle devait simuler. Et depuis longtemps.
Quand j’ai vu trois gros bras, au pied de mon immeuble, venus récupérer ses affaires, j’ai commencé à m’inquiéter pour mon avenir. Je leur ai tout laissé : la télé, l’ipad, le tableau de la grand-mère et même le coquillage géant avec écrit « Souvenir de Royan » dessus. Celui-là, j’étais content que ces nazes l’embarquent.
Quand elle est revenue sans son mitron, l’air contrit et la queue basse, je me suis dit que c’était inespéré. « Tu te rends compte de ce que tu m’as fait vivre ? Même un bloggeur n’en voudrait pas, tellement ton histoire est banale, je lui ai dit. Alors : dégage ! Toi, le mitron et ton coquillage. »

lundi 13 octobre 2014

[Fiction 33] : Vis ma vie.

« Bon, on va pas rester comme ça à s’embrasser devant tous ces gens, hein ? »
Le voyage triomphal de maman commence mal. Je desserre mon étreinte et prend sa valise à roulette déglinguée, direction EXIT. Moi qui pensait lui faire faire la tournée des grands ducs – ou plutôt de la grande duchesse – je vais vite déchanter. Depuis des années que je suis installé ici, il n’est pas un moment où je ne pense : « ah, si maman était là ! Ah, si elle voyait ma vie, elle serait fière et impressionnée et bluffée etc. » Alors, maintenant que j’ai réussi à la convaincre de quitter son trou et de traverser la moitié du globe pour venir me voir, il va falloir jouer fin car elle risque d’avoir un choc quand elle va découvrir la vue de mon penthouse du 17ème étage.
A peine y sommes nous arrivés, la voilà qui inspecte le ménage en faisant la moue et se met à repriser trois chaussettes qu’elle a réussi à repérer au fond de ma penderie. « Ecoute, maman, tu n’es pas venue pour t’occuper de ça. Tiens, repose toi et, tout à l’heure, je te fais faire le tour de la ville. Tu vas adorer. »
Le premier jour, on a visité les musée ; le deuxième, on a remonté l’avenue pour faire les boutiques : « Dis moi ce qui te ferait plaisir, je te l’offre. Assez, ce sac à main, avec des petites lettres dessus, tu le veux ? »
En fait de cadeau, elle ne veut rien, sauf une petite statue dans une boule pleine d’eau qui fait de la neige quand on la secoue.
Le troisième jour, avant qu’elle ne reparte chez l’oncle Sergueï dans l’Ontario, j’ai prévu une apothéose : la visite de mon bureau, au sud de l’île, et déjeuner chez Da Giorgio, la crème des italiens chics du coin. A part une demande pour savoir ce que ces jeunes gens font devant leur écran et s’ils restent ainsi toute la journée, elle ne moufte pas, même devant les proportions impressionnantes de mon bureau et la vue de dingue sur la baie et le port.  Elle consent quand même à se faire prendre en photo avec moi devant la table (je lui enverrai plus tard un tirage encadré qui, ça je ne la sais pas encore, va atterrir en bonne place sur la cheminée, entre sa photo de mariage et le portrait de papa en grand uniforme de capitaine de l’armée de terre).
« Tu sais, elle me lâche à l’enregistrement avant de prendre l’avion, il va falloir que tu songes à te marier. J’ai rencontré une famille du village d’à côté ; des gens biens. Très jolie jeune fille, très sage. Je t’enverrai la photo à mon retour. »
Je pousse un soupir de soulagement lorsque sa silhouette disparaît sur la passerelle d’embarquement.