vendredi 28 février 2014

 
Victor Hugo, 1802 - 1885, auteur du roman Les Misérables.

[Fiction 8] Point d’exclamation.


        Le point-virgule, c’est désuet.

        Désuet ?

        Oui, désuet. Tombé en désuétude, quoi. Ça ne sert à rien.

        A rien ?

        Non, à rien. Tu ne peux pas t’arrêter à un feu rouge et te garer, ouvrir une fenêtre et la fermer, être et avoir été : entre la virgule et le point, il n’y a pas de compromis possible. C’est… c’est… indécent !

        Pas plus indécent que le point d’exclamation que tu viens de nous servir, là.

        Quoi, quoi ? Qu’est-ce qu’il a, mon point d’exclamation ?

        Il est trop facile.

        Kestudi ? Trop facile ? Il est bien pratique, pardi !

        Trop pratique, justement. C’est toujours facile d’avoir l’air enthousiaste quand on n’a rien à dire.

        Je ne suis pas enthousiaste ! Je souligne mon émoi, c’est tout !!!

        Arrête de crier, tu me fatigues. Et puis, tu as tort : pense plutôt au point-virgule, à ce clin d’œil subtil ;), cet ode à l’art de la ponctuation, ce bijou égrené dans nos phrases, ce…

        Cet emmerdement, oui ! On ne sait jamais où le mettre ; un mystère. Pourquoi lui ; et pourquoi à ce moment là ? Personne n’y a jamais rien compris.

        Tu as raison ; c’est ce qui fait son charme. Tiens, lit :

« Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l'oiseau s'appelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin.

Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise, l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance ; il en jaillit un petit être. Homuncio, dirait Plaute. »

C’est pas génial, ça ?

        Oui, mais ça ne me dit pas plus comment l’utiliser.

        Non, pas plus…

        Un grand mystère…

        Un grand mystère, oui, c’est ça.

        Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

        Heu… rien.

        Rien ?

        Non, rien. On n’a qu’à retourner à nos arobases. Au moins, on sait où les mettre ceux-là : partout.

 

 

jeudi 20 février 2014

 
Boris Vian, 1920 - 1959, auteur de la chanson La Complainte du Progrès
 

[Fiction 7] La complainte du progrès.

La première nuit qu’Elodie et Julio passèrent au grand magasin, c’était le soir de la Saint-Valentin. Ils avaient ratissé toutes les allées et, le caddy plein, s’étaient laissés surprendre à la fermeture. « On n’a qu’à s’installer au rayon Literie, on ressortira demain, » avait dit Julio. Elodie avait trouvé cela très romantique, surtout lorsqu’il avait débouché la bouteille de champagne toute fraîche, empruntée au rayon Vins et Spiritueux, allumé deux bougies et qu’ils s’étaient attablés sur du mobilier en plastic du rayon Outdoor. Et comme c’était la Saint-Valentin et qu’ils avaient bu toute la bouteille plus une autre à eux deux, Julio avait été particulièrement attentif à Elodie, lorsqu’ils s’étaient couchés sur le lit d’exposition. Le lendemain, personne n’avait prêté attention à leur présence si bien que, après avoir passé la journée entre les rayonnages, ils décidèrent de renouveler l’expérience, et le jour d’après, et toute la semaine qui suivit. Au bout d’un mois, ils s’installaient définitivement dans le grand magasin et, au neuvième mois, leur naissait une jolie petite fille qu’ils nommèrent Nadia, en hommage à Nadia Comanenci dont la biographie tout juste publiée trônait en tête de gondole, près des caisses. A sa troisième année, toujours passé dans l’espace confiné du magasin, Nadia commença l’école en e-learning, sur les ordinateurs de démonstration du rayon Multimédia. Mais c’est lorsque Nadia atteint ses six ans que les relations entre ses parents commencèrent à se dégrader. Julio, qui approchait de la quarantaine, passait ses journées au rayon Sports et Loisirs du sous-sol, tandis qu’Emilie trainait au salon de thé ouvert par une grande marque de macarons au sixième étage. « Tu te laisses aller, lui disait Julio, tu es devenue trop grosse. Encore heureux que le magasin soit non-fumeur, car tu nous aurais empué.

– Tu es un vrai arbre mort, lui répondait Emilie, tu préfères soulever de la fonte plutôt que de t’occuper de ta femme et de ta fille. Je rêvais mieux pour nous que de t’attendre toute la journée à prendre le thé, enfermée dans un grand magasin.

– Parce que tu crois qu’on a le choix ? Tu sais bien que, si on sort, on devra passer à la caisse et alors, qui paiera tout ce qu’on a consommé ici, depuis sept ans que nous y vivons ?

– Je ne sais pas si on a le choix, mais, en tout cas, j’espérais une vie de jeune fille, pas ça (elle désigne l’alignement des corners de parfumerie du rez-de-chaussée).

– Je n’ai plus rien à te dire.

– Ni moi non plus. »

Voilà qui était dit : ils firent d’abord lit à part, elle au rayon Literie et lui dans un canapé du rayon Ameublement, puis consultèrent des avocats en se référant aux dernières publications juridiques du rayon Vie pratique. Ils se séparèrent définitivement et Julio décida de refaire sa vie.

On dit qu’il quitta le grand magasin pour s’installer en face, dans une surface de bricolage, réalisant un vieux rêve d’adolescence. On dit aussi qu’il y est mort de faim, faute de rayon Alimentation.


jeudi 13 février 2014

 
Joy Williams, née en 1944, auteur de la nouvelle Dimmer.

[Fiction 6] Off.


Un homme s’est approché de moi. Il a posé sa main sur mon épaule et m’a montré un endroit sur le côté. Il portait des lunettes noires et une veste gris foncé dont le col était à moitié remonté. Je n’ai pas osé le lui dire, pour le col : il avait dû s’habiller trop vite, sans faire attention.

Victoire s’est alors avancée, avec un petit papier à la main. Elle a parlé, puis ça a été le tour de papa, qui a parlé aussi. Un oiseau chantait. J’ai essayé de le repérer dans l’arbre qui était derrière, mais je n’ai pas réussi à le voir. Puis j’ai regardé le sol, les graviers bien ronds et bien blancs, avec une bordure de métal pour marquer la séparation de l’allée avec la terre.

Lorsque Victoire et papa ont terminé de parler, le monsieur en gris est revenu vers moi et m’a tendu une rose rouge que j’ai prise. Victoire aussi en avait une, à la main. On s’est tous regroupés, j’ai entendu le bois qui frottait contre le ciment, puis on a jeté l’un après l’autre notre rose rouge.

Le soleil est apparu à ce moment là, pendant que, alignés, les gens nous serraient la main l’un après l’autre. Ils disaient des choses mais je cherchais toujours l’oiseau derrière. Il y a des messieurs qui m’ont passé la main dans les cheveux et des dames que je ne connaissais pas, qui me caressaient la joue.

Lorsque tous sont partis, Victoire s’est retournée vers moi et m’a serré contre sa poitrine. J’avais mal aux jambes, de rester debout. Ensuite, papa m’a pris par la main et on a quitté le cimetière tous les trois.

jeudi 6 février 2014

 
David Foster Wallace, 1962 - 2008, auteur de la nouvelle La fille aux cheveux étranges (Girl with curious hair)

[Fiction 5] East Village.


Jenny est mon amie. On s’est retrouvés à Tompkins square. Elle m’avait dit de l’attendre, qu’elle avait un truc à faire ; elle est revenue au bout de quatre heures. Ce n’est pas grave parce qu’entre temps, je me suis fait de nouveaux amis, Mike et Kim. Ils sont plutôt originaux : Kim a des clous plantés dans l’oreille et Mike une crête de cheveux rouges sur la tête. Je leur ai dit que j’attendais une amie, alors on s’est assis sur un banc et on a fumé deux ou trois joints et bu des packs de bière qu’on a lancés sur les pigeons. Quand Jenny est revenue, on est retournés dans la chambre tous les quatre. On s’était réapprovisionnés en bière qu’on a mélangé à de la vodka et les pilules que Jenny avait trouvées et on a écouté de la musique à fond sur le pick-up, j’aime bien la musique. Jenny était très excitée, elle parlait tout le temps, très fort ; Mike aussi, il parlait tout le temps. Moi, c’est Kim qui m’intéressait, avec ses clous dans les oreilles. Je lui ai touché les seins mais ça n’a pas plu à Mike, alors on s’est battus pendant que Jenny criait d’arrêter, ce qu’on a fait quand on s’est réconciliés. On a fêté ça avec deux ou trois vodkas, sans bière, et un joint qu’on a partagé, pour fêter le fait qu’on a aussi partagé Kim qui était très gentille avec Mike et avec moi.

Je ne me souviens plus très bien ce qui s’est passé le reste de la soirée, sauf que Jenny s’était enfermée dans la salle de bains et qu’elle ne voulait plus sortir, ça je me le rappelle bien. Elle criait qu’on était des monstres, qu’on venait de la planète Utopia, qu’on était tous visqueux et dégoûtants, qu’il fallait qu’elle se lave de tout cela sinon elle allait se désintégrer. Moi, j’avais terriblement envie de vomir et j’ai passé le reste de la nuit accroupi dans les WC. On s’est bien amusés quand même, mon ami Mike était en super forme, il continuait de parler et je crois bien qu’il a eu une affaire avec Jenny quand elle est sortie de la salle de bains et, de nouveau, avec Kim qui était complètement défoncée, elle, comme moi.

Au matin, on a entendu quelqu’un qui tapait sur la porte. Je suis allé ouvrir, c’était la mère de Jenny que j’ai reconnue parce qu’elle fréquentait la mienne il y a quelques années et que j’avais dû aller un jour prendre le thé chez elle, sur la 72ème rue Est. A l’époque, maman me faisait porter une culotte bleue avec un blazer et j’avais les cheveux courts. C’est ce jour là  que j’ai rencontré Jenny pour la première fois, on a joué au docteur, le docteur c’était elle, ce jour là.

Sauf qu’on est plus ce jour là et que j’ai devant moi la mère de Jenny avec un air pincé et son chauffeur derrière qui doit peser trois fois mon poids. Elle me traite, avec son air pincé, de drogué et de pervers, qu’il faut que je ne touche plus jamais un cheveux de sa fille, sinon j’aurais affaire au monsieur qui est derrière elle et qui, à titre d’avertissement me casse trois dents avant d’embarquer Jenny qui hurle dans l’escalier qu’elle ne veux pas y aller, qu’elle veux rester ici, pas uptown et qui m’appelle et moi je me relève et je les poursuis et je la vois, pour la dernière fois, dans la grosse Lincoln de sa mère qui démarre et qui tourne au coin de la rue et qui disparaît dans la circulation de la 1ère avenue, vers le nord, avec Jenny qui crie encore dedans, Jenny, mon amie.