vendredi 31 juillet 2015

[Semaine 23] : ART-quatre. Epitaphe



Article paru dans Maîtrise des Arts n°10.842, 248ème année

Les amateurs se rappelleront l’article de notre revue, n°10.838, consacré à George Sakone et à la redécouverte de cet artiste du XXIème siècle injustement oublié. A dire vrai, il avait été justement oublié pour ses abstractions qui, dans les années vingt, avaient rencontré un certain succès, grâce notamment aux efforts de galeries parisiennes et de Hong Kong. Ces œuvres, aujourd’hui passées de mode, sont pléthore, et la plupart ont été retirées de l’accrochage des grands musées internationaux et remisées dans leurs réserves. Non, ce qui a étonné le petit monde de la critique et des spécialistes, fut l’exhumation d’une série de tableaux figuratifs d’une puissance telle qu’ils furent initialement attribués à Chirico dans sa seconde période, avant que leur paternité ne soit établie.
Non sans mal. On se souviendra de l’enquête diligentée par la critique pour confirmer leur auteur, les prélèvements d’ADN sur les toiles, les empreintes digitales relevées dans l’épaisseur des couches, tout ce qui fit que, de manière certaine et irréfutable, l’auteur des toiles abstraites bien connu des érudits et le peintre ayant produit ces œuvres figuratives énigmatiques ont été reconnus comme étant le même homme.
Les autres critiques électroniques ont longuement discuté de la signification de chacun de ces ouvrages. Les animaux rangés selon un rang protocolaire indéchiffrable, les personnages abîmés dans des conversations obscures, les objets posés sans ordre apparent etc. Certains y ont vu des allégories des temps modernes, la résistance du monde ancien, celui du XXIème siècle où l’auteur était né, face à l’irruption des Googaface, les Google, Amazon et FaceBook. Le dernier sursaut de l’homme, en quelque sorte, avant que l’intelligence artificielle ne prenne le relais de la création pour le plus grand bonheur des masses.
Notre système expert, auteur de ces lignes, a quant à lui pu déterminer que cette dernière piste était proche de la vérité. En confrontant les conclusions des algorithmes des robots AART et CONTEMPORARY, il a été montré, avec une précision de 98,7%, que l’auteur des deux styles évoqués plus haut était obsédé par la numérisation, jugée par lui outrancière, de la société de son époque. Ces images figuratives d’animaux aujourd’hui disparus sont ainsi un dernier témoignage, très émouvant, de ce qu’était la créativité alors.
Qu’il ait été un des derniers spécimens humains à avoir produit de l’art dit contemporain à cette époque sans la contribution d’une intelligence numérique, fait des tableaux de George Sakone un sujet d’étude intéressant. C’est du moins le jugement du Comité de Rédaction électronique de Maîtrise de Arts qui a confié à l’auteur de cet article la rédaction de cette note. On sait aujourd’hui combien les efforts de la gente humaine pour défendre sa prétendue supériorité créative étaient vains. La fabrication automatisée d’œuvre d’art a depuis longtemps pris le pas, abreuvant l’espèce humaine survivante de son abondante production.

@Hal9001

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@toto : Grrrr
@jackylagrenouille : top papy Hal, on t’M
@mickey : heu C koa 1 mouton ?
@HAL 9002 : Joli article mon cousin.

vendredi 10 juillet 2015

[Semaine 22] : le Grand Bogue.

Quand il y a eu le Grand Bogue, Jenny était dans la cour à rentrer les vaches, pendant que Julien préparait le matériel pour la traite. C’est leur fille Nelly qui s’en est rendue compte : elle est arrivée en criant qu’il n’y avait plus de réseau, que ça avait stoppé, que m… on ne pouvait compter sur rien ni personne dans cette f… baraque etc.
Le soir, au moment où normalement chacun se plongeait dans sa tablette, ils purent mesurer la gravité de la situation. Julien avait vérifié les plombs et, à l’évidence, toutes les lignes de la maison étaient hors service et pareil chez les Lebrun dans la ferme d’à côté (Nelly avait dû y aller à pied car son scooter électrique aussi était hors service ; elle était revenue et s’était jetée dans le canapé en soufflant, à demi-morte, éructant que plus rien ne marchait chez eux non plus, que c’était la fin etc.) Effectivement, plus rien ne fonctionnait, ni l’iPad, ni la GoogleCar, ni  l’alarme, ni le smart congelo, ni la couverture chauffante, ni même le distributeur de dentifrice.
« Eh bien, a dit Jenny, on va faire comme au bon vieux temps, toute la famille réunie pour une longue veillée devant la télé. J’ai vu ça sur YouTube, ils étaient dans une cuisine avec une table en formica et regardaient un gros poste noir & blanc… tu te rends compte ? On va bien rire, non ? Allez, à table ! » Mais personne n’avait le moral et tous mastiquaient leur salade lavée dans l’eau du puits car la pompe d’alimentation s’était mise en rouge, elle aussi (qui aurait cru qu’elle fonctionnait avec la wifi ? Mais oui, bien sûr : pour le relevé électronique, il fallait une connexion Internet. Pas d’Internet, pas de relevé des consommations, pas de relevé, pas d’eau, c’était tout cuit).
Le lendemain, Julien et M. Lebrun partirent à pied au bourg, situé à huit kilomètres, prendre des nouvelles. Là, ce n’était que désolation et fureur. Les habitants dormaient dans la rue, les chiens erraient, l’autorail avait déraillé et le maire, affolé, courait d’un coin à l’autre, sans que lui non plus ne sache ni la cause, ni la durée de ce que chacun appelait désormais le Grand Bogue (The Great Bug). Les deux hommes finirent par repartir, car il leur fallait rentrer pour la traite des vaches, qui se faisait maintenant à la main. En route, ils rencontrèrent Dupin, qui habitait un peu plus loin, venu sur son tracteur à essence, une pièce de musée qu’il était bien content d’avoir pu faire démarrer et qu’il pilotait en zigzagant entre les voitures tombées en panne.

Ce n’est que le vendredi de la semaine suivante que les premiers chars firent leur apparition. De bons vieux chars, comme on les voit dans les magazines d’histoire, qui puent le diesel et qui cliquètent quand ils avancent sur l’asphalte. Des chars conduits par des jeunes gens en short qui souriaient aux filles et tiraient sur les passants attardés.
Puis ce fut le tour des Stukas qui passèrent en rafale et larguèrent des bombes incendiaires sur la mairie, annihilant toute résistance si tant est qu’il y en ait eu une. De bon et vrais envahisseurs quoi, qui eurent vite fait de contrôler le paysage, moyennant un peu de nettoyage et quelques exécutions sommaires. De braves gars, qui ramenaient la wifi, la fin du cauchemar. Et tant pis si chacun dût apprendre la langue bizarre et l’écriture tordue des nouveaux maîtres de la planète, pour prix de la connexion à Internet.