vendredi 10 juillet 2015

[Semaine 22] : le Grand Bogue.

Quand il y a eu le Grand Bogue, Jenny était dans la cour à rentrer les vaches, pendant que Julien préparait le matériel pour la traite. C’est leur fille Nelly qui s’en est rendue compte : elle est arrivée en criant qu’il n’y avait plus de réseau, que ça avait stoppé, que m… on ne pouvait compter sur rien ni personne dans cette f… baraque etc.
Le soir, au moment où normalement chacun se plongeait dans sa tablette, ils purent mesurer la gravité de la situation. Julien avait vérifié les plombs et, à l’évidence, toutes les lignes de la maison étaient hors service et pareil chez les Lebrun dans la ferme d’à côté (Nelly avait dû y aller à pied car son scooter électrique aussi était hors service ; elle était revenue et s’était jetée dans le canapé en soufflant, à demi-morte, éructant que plus rien ne marchait chez eux non plus, que c’était la fin etc.) Effectivement, plus rien ne fonctionnait, ni l’iPad, ni la GoogleCar, ni  l’alarme, ni le smart congelo, ni la couverture chauffante, ni même le distributeur de dentifrice.
« Eh bien, a dit Jenny, on va faire comme au bon vieux temps, toute la famille réunie pour une longue veillée devant la télé. J’ai vu ça sur YouTube, ils étaient dans une cuisine avec une table en formica et regardaient un gros poste noir & blanc… tu te rends compte ? On va bien rire, non ? Allez, à table ! » Mais personne n’avait le moral et tous mastiquaient leur salade lavée dans l’eau du puits car la pompe d’alimentation s’était mise en rouge, elle aussi (qui aurait cru qu’elle fonctionnait avec la wifi ? Mais oui, bien sûr : pour le relevé électronique, il fallait une connexion Internet. Pas d’Internet, pas de relevé des consommations, pas de relevé, pas d’eau, c’était tout cuit).
Le lendemain, Julien et M. Lebrun partirent à pied au bourg, situé à huit kilomètres, prendre des nouvelles. Là, ce n’était que désolation et fureur. Les habitants dormaient dans la rue, les chiens erraient, l’autorail avait déraillé et le maire, affolé, courait d’un coin à l’autre, sans que lui non plus ne sache ni la cause, ni la durée de ce que chacun appelait désormais le Grand Bogue (The Great Bug). Les deux hommes finirent par repartir, car il leur fallait rentrer pour la traite des vaches, qui se faisait maintenant à la main. En route, ils rencontrèrent Dupin, qui habitait un peu plus loin, venu sur son tracteur à essence, une pièce de musée qu’il était bien content d’avoir pu faire démarrer et qu’il pilotait en zigzagant entre les voitures tombées en panne.

Ce n’est que le vendredi de la semaine suivante que les premiers chars firent leur apparition. De bons vieux chars, comme on les voit dans les magazines d’histoire, qui puent le diesel et qui cliquètent quand ils avancent sur l’asphalte. Des chars conduits par des jeunes gens en short qui souriaient aux filles et tiraient sur les passants attardés.
Puis ce fut le tour des Stukas qui passèrent en rafale et larguèrent des bombes incendiaires sur la mairie, annihilant toute résistance si tant est qu’il y en ait eu une. De bon et vrais envahisseurs quoi, qui eurent vite fait de contrôler le paysage, moyennant un peu de nettoyage et quelques exécutions sommaires. De braves gars, qui ramenaient la wifi, la fin du cauchemar. Et tant pis si chacun dût apprendre la langue bizarre et l’écriture tordue des nouveaux maîtres de la planète, pour prix de la connexion à Internet.

 


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