mercredi 2 mars 2016

[Semaine 4] La possibilité d'une ville (deux). Le Grand Fléau.


Le 12 janvier à 6h 42 du matin, Jeannine Loncamp, technicienne de surface, ouvrit avec son badge la porte du Laboratoire de Recherche Biologique d’Argentan (LBA), Orne, et pénétra dans la salle des essais avec un chariot de ménage et son aspirateur de marque Redfix.

À 6h 54 le fil de son aspirateur de marque Redfix se coinça dans le pied métallique d'une étagère sur laquelle étaient entreposés des flacons contenant des principes actifs, fruits d'expérimentations récemment menées par les équipes du laboratoire.

À 6h 55, un des flacons tomba sur le sol après que le fils de l'aspirateur Redfix eut fait subir une traction violente à l'étagère sur laquelle il reposait, chute qui fit qu’il se brisa au moment où il entrait en contact avec le carrelage.

À 16h 02, Jeannine Loncamp avait terminé de ramasser les débris du flacon tombé à terre, les avait jeté dans le sac-poubelle de 50 l attaché à l'arrière de son chariot et avait passé la serpillière au sol pour éponger le liquide répandu.

À 7h 32, la susdite avait remisé son chariot dans le local technique et déposé le sac-poubelle dans le container dédié aux déchets ménagers.

Le 13 janvier, à 8h 05, Jacques Lefébure, gardien au LBA, ignorant l'alerte qui avait été émises en interne suite à la disparition d'un flacon, sortit la poubelle sur la RD 46 et la rangea sur l'emplacement qui lui était réservé afin que les services de la mairie puissent en récupérer le contenu.

À 8h 48 le même jour, les sacs ainsi récoltés étaient versés à la déchetterie située en périphérie nord d’Argentan.

Le 16 avril, Laurent Brouard, agriculteur, remarquait que le blé qu'il avait semé à l'automne dans son champ situé à proximité de la déchetterie, n'avait pas levé.

Le 28 mai, il dut se rendre à l'évidence que son champ était devenu stérile et il constata qu'il en était de même des champs voisins.

Le 8 juin, les services de la préfecture émirent une note administrative prévenant de la présence d'une épidémie d'origine inconnue qui avait eut pour effet de détruire la flore et la faune sur un secteur de 8 km², localisé au nord et à l'ouest d'Argentan.

Le 12 juin, le ministère de l'agriculture ordonna une mise en quarantaine de la zone objet de la note.

Le 16 juin, l'épidémie avait atteint le département de l'Orne dans son ensemble et commençait à toucher l’Eure et l'Eure-et-Loir, avant de s'étendre à la Beauce.

Le 18 juin, avançant à l'allure d'un cheval au galop, le mal avait pratiquement touché tout l'ouest de la France et, fin juillet, l'ensemble de l’Europe.

Le 24 juillet, les premiers signes étaient enregistrés à proximité de l'aéroport international de Miami et de l'aéroport international Chhatrapati-Shivaji de Mumbai, si bien que, à la fin de l'année, l'ensemble des terres agricoles de la planète était ramené à l'état de désert stérile et inhospitalier, forçant des millions d'agriculteurs à rejoindre les villes, demeurées intactes dans leur minéralité.

Le 15 janvier de l'année suivante, l’Assemblée Nationale, une fois passé l'état de sidération dans laquelle l’avait plongé la perte de ses campagnes, décida qu'il fallait s'organiser pour ravitailler les populations hébergées dans les ville, car si les sols de la planète étaient devenus à jamais incultes, il s'avérait qu'il était toujours possible de cultiver sur des supports artificiels.

Le 22 janvier, en vertu d'une série d'ordonnances prises en Conseil des ministres, chaque citadin fut mis à contribution, tomates, choux et salades sur les balcons, endives dans les salles de bains et, pour le blé, une mise en culture sur les chaussées, les voitures ayant été rendues inutiles de par la disparition des campagnes, mesures auxquelles s’ajoutait la réquisition des entrepôts qui jusqu'alors stockaient les produits de la société de consommation, pour être reconvertis en serres, si bien que, deux ans après le Grand Fléau, l’humanité, devenu citadine par la force des choses, pourrait enfin manger à sa faim.

Le 1er mai de la troisième année, les tickets de rationnement furent supprimés grâce au développement de l’AC, Agriculture Citadine.

Le 31 décembre de la cinquième année eut lieu le départ officiel du premier rallye Paris-Berlin, course inspirée des raids en 4x4 menés par la jeunesse des villes à la recherche d'émotions fortes dans les déserts, et qui, conçue d'abord comme une blague de potache qui s'étaient envoyé le défi de traverser l'Europe d'une traite dans des paysages lunaires, fut vite médiatisée et érigée au rang d’événement où motos, automobiles de courses et caravanes s’affrontaient sous l’œil des caméras.

Le 16 mai de la septième année fut inauguré le Nouveau Versailles, né de la volonté de nostalgiques d’Avant le Grand Fléau qui se piquaient de reconstituer les jardins détruits en bétonnant les sols et en y réinstallant fleurs, buissons, charmilles et allées d’arbres et qui, de parcs bucoliques en reconstitutions des paysages perdus, feraient qu’en quelques années les campagnes renaîtraient de leurs cendres pour devenir un immense parc d'attraction à l’usage exclusif des citadins.

Des campagnes sans campagnards.



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