lundi 29 juin 2015

[Semaine 21] : ART-trois. Le sens de l’art.


— Mais qu’est-ce que tu as fait au tableau ?
— Ben… rien. Je l’ai accroché au-dessus du canapé, pourquoi ?
— Mais si, mais si, tu as fait quelque-chose. Mmm… voyons, tu l’as réencadré ?
— Non
— Redécoupé ?
— Mais non ! Je t’assure ! Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ah ! Ça y est, je sais : tu l’as changé de sens. Mais c’est dingue ça, pourquoi l’as-tu tourné ?
— Il ne rentrait pas en hauteur, au dessus du canapé. C’est plus harmonieux comme cela, à l’horizontale.
— Ah, non ! Mais ça ne va pas du tout ! Il est dans le mauvais sens !
— Ça, c’est toi qui le dit.
— Mais regarde : ça fait bizarre, je t’assure !
— Mais non. Tiens, tu dis cela parce que tu l’as vu avant à la verticale. Mais, dans l’absolu, c’est beaucoup plus joli ainsi, à l’horizontale au dessus du canapé.
— Et le peintre, hein ? Qu’est-ce que tu en fais ? Il a conçu son œuvre verticale, pas horizontale. Le canapé, lui, c’était pas son problème.
— Le peintre ? Il est mort depuis longtemps. Alors, je fais comme ça m’arrange. Et puis, c’est un tableau abstrait : il n’y a pas de sens, dans tous les sens du terme d’ailleurs.
— Oh ! ça me choque.
— Ça ne choque que toi et deux ou trois autres qui avaient vu le tableau avant. Pour le commun, c’est très joli comme ça, au dessus du canapé.
— Deux ou trois personnes plus moi, ça fait beaucoup de monde, vu que ce sont ceux que tu vois tous les jours. Imagine un peu que je passe comme cela de la verticale à l’horizontale, sans te demander ton avis ?
— Toi, sur le canapé, à l’horizontale ? Sans rien demander ?
— Oui, sans rien demander.
— C’est plutôt une bonne idée. Essaie un peu pour voir ? On pourrait se lancer dans le body art… Qu’est-ce que tu en dis ?
 


vendredi 5 juin 2015

[Semaine 20] : ART-deux. La soirée à un million.




Ce Sakone est un faux ? Mais qu’est-ce qu’il lui prend, l’artiste ? Déclarer tout haut que son tableau qu’il a peint lui-même avec ses mains – ou avec ses pieds d’ailleurs – est un faux ? Non mais, il est maboule ou quoi ? Attend, je vais le calmer. Oui, monsieur Sakone, alors, c’est un faux ? Oh là là, qu’est-ce que vous me racontez là ? Elle est bien bonne cette blague, ah, ah ! Quel humour, monsieur Sakone etc.
Mais il continue ce con ! Le voilà qui élève la voix et mes invités qui arrêtent leur conversation et qui s’attroupent autour de lui. Et cet imbécile qui explique qu’il y a forfaiture, dol, faux etc. Mais est-ce qu’il sait combien je l’ai payée, sa croûte ? Et pas n’importe où, chez Gargoniau, 27ème rue. Même que monsieur Gargoniau himself est venu me serrer la pince. Je commence à comprendre pourquoi : une toile à une plaque, c’est pas tous les matins, tout Gargoniau qu’il soit.
Bon, il faut que j’appelle Julie à la rescousse avant que ce peintre de mes deux ne me ruine définitivement la soirée. Julie, tu peux aller calmer l’ami Sakone ? Il est en train de clamer que son tableau est un faux. Tu entends cela ? Parle lui, donne lui à bouffer et à boire, ça le fera taire le temps que je retiens Machin sur la terrasse. Si l’expert de service entend ce qui se crie dans le salon, on est finis.
Mon Dieu, trop tard, voilatipa que Machin s’approche de la cheminée, son verre de whisky à la main. Oh là là, et puis et il y a aussi la Brimberger, il ne manquait plus qu’elle, la grande collectionneuse. Je suis déshonoré, je suis perdu. Mon tableau que j’avais acheté, financé à crédit, là dans mon salon, plus un clou, il ne va plus valoir un clou je vous dis. Je suis sûr qu’il s’énerve, l’artiste, parce qu’on ne lui achète plus ses toiles aujourd’hui. Son style ampoulé figuratif, personne n’en veut. Alors, il se venge sur sa production d’il y a trente ans. Ouais, c’est ça, monsieur le grand créatif se venge. Et pourquoi sur ma pomme ? Qu’est-ce que je lui ai fait, bon sang ? Il n’avait qu’à le faire chez la Bimberger, elle est blindée, un tableau de plus ou de moins, c’est une paille pour elle. Jamais je n’aurais dû l’inviter à ma petite sauterie inaugurale. Erreur fatale ! Mon Dieu, excusez moi et sauvez-moi du blasphème : je jure devant tous les saints que le tableau que j’ai acheté 1,240,500 dollars m’a été présenté par la galerie Gargoniau comme étant un authentique Sakone, de la meilleure époque, une de ses premières abstractions qu’il ait alors produite, une de ces œuvres qui on marqué l’histoire de l’Art contemporain, une clé pour comprendre le XXè siècle etc. et tout la sauce littéraire qu’on m’a servie, tiens je l’ai encore, la notice, dans le tiroir en haut à gauche de mon bureau, pièce de droite au premier étage de ce towhouse que j’ai acheté 7,650,000 dollars sur la 8ème rue, à Park Slope, Brooklyn, New York, NY, Etats-Unis d’Amérique et je jure devant Dieu que je n’y suis pour rien si , ce soir, j’ai perdu un million de dollars parti en fumée devant un aréopage d’amis et de relations, tous témoins de ma mise à mort financière en direct et qui, dès demain, pourront dire : « Quelle belle soirée nous avons passée chez les Lemercier, elle leur a coûté un million au bas mot. »

mercredi 3 juin 2015

[Semaine 19] : ART-un. Le sens de l’humour de George.


George avait perdu son sens de l’humour à la mort de son chien. Il s’était depuis mis à peindre, des scènes énigmatiques avec des fenêtres ouvertes sur la campagne, des personnages en conversation muette. Terminer une toile lui prenait des mois. Une de ses amies galeristes s’en désolait : trop long, trop loin. Elle le convainquit d’exposer : jusqu’au dernier moment, il venait corriger tel détail.
Ce fut un bide, aucun tableau ne se vendit, trop figuratif, trop laborieux. Mais George s’en foutait. Il était à la fois l’artiste, son mécène et son propre spectateur. De temps en temps, il s’essayait à l’abstrait. A sa femme, qui l’avait surpris un matin alors qu’il jetait des giclées de peinture, il disait qu’il essuyait ses pinceaux et que, de toute façon, les vrais œuvres viendraient recouvrir ce fatras informe. Mais son amie galeriste ne pensait pas cela : elle parvint à substituer quelques exemplaires de ses abstractions oubliés dans la remise et les présenta : le succès fut grand tant le geste était puissant. George ne s’en vexait pas. A ses yeux, c’était comme si Proust se mettait à écrire des romans policiers pour se faire la main ou si, car il n’avait pas ce talent, Jules Romain écrivait du San Antonio.  Alors, qu’il y ait des imbéciles pour acheter ses abstractions, peu lui importait : un jour, il serait reconnu pour ce qu’il était et ses toiles figuratives vaudraient des millions.
Mais le fait est que ce qui valait beaucoup d’argent était ses essuyages de pinceaux, comme il continuait à les nommer. C’est ce qui le perdit. Il se laissa convaincre et se mit à produire, sous la pression de son amie galeriste, des séries de plus en plus rapprochées, que les collectionneurs s’arrachaient à chaque vernissage. « Tu te trahis, lui disait sa femme, désolée qu’il ait abandonné son travail figuratif. L’agent ne fait pas tout.
̶  En réalité, si, lui répondait-il, l’argent fait tout, surtout en matière d’art contemporain. »
Deux mois plus tard, il divorçait pour épouser en secondes noces sa galeriste. On dit que, depuis, ayant retrouvé son sens de l’humour, il a adopté un chien. Car il faut de l’humour pour comprendre l’art contemporain.