George avait perdu son sens de l’humour à la mort de son
chien. Il s’était depuis mis à peindre, des scènes énigmatiques avec des
fenêtres ouvertes sur la campagne, des personnages en conversation muette.
Terminer une toile lui prenait des mois. Une de ses amies galeristes s’en
désolait : trop long, trop loin. Elle le convainquit d’exposer :
jusqu’au dernier moment, il venait corriger tel détail.
Ce fut un bide, aucun tableau ne se vendit, trop figuratif,
trop laborieux. Mais George s’en foutait. Il était à la fois l’artiste, son
mécène et son propre spectateur. De temps en temps, il s’essayait à l’abstrait.
A sa femme, qui l’avait surpris un matin alors qu’il jetait des giclées de
peinture, il disait qu’il essuyait ses pinceaux et que, de toute façon, les
vrais œuvres viendraient recouvrir ce fatras informe. Mais son
amie galeriste ne pensait pas cela : elle parvint à substituer quelques
exemplaires de ses abstractions oubliés dans la remise et les présenta :
le succès fut grand tant le geste était puissant. George ne s’en vexait pas. A
ses yeux, c’était comme si Proust se mettait à écrire des romans policiers pour
se faire la main ou si, car il n’avait pas ce talent, Jules Romain écrivait du
San Antonio. Alors, qu’il y ait des
imbéciles pour acheter ses abstractions, peu lui importait : un jour, il
serait reconnu pour ce qu’il était et ses toiles figuratives vaudraient des
millions.
Mais le fait est que ce qui valait beaucoup d’argent était
ses essuyages de pinceaux, comme il continuait à les nommer. C’est ce qui le
perdit. Il se laissa convaincre et se mit à produire, sous la pression de son
amie galeriste, des séries de plus en plus rapprochées, que les collectionneurs
s’arrachaient à chaque vernissage. « Tu te trahis, lui disait sa femme,
désolée qu’il ait abandonné son travail figuratif. L’agent ne fait pas tout.
̶ En réalité, si,
lui répondait-il, l’argent fait tout, surtout en matière d’art
contemporain. »
Deux mois plus tard, il divorçait pour épouser en secondes
noces sa galeriste. On dit que, depuis, ayant retrouvé son sens de l’humour, il
a adopté un chien. Car il faut de l’humour pour comprendre l’art contemporain.
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