jeudi 30 janvier 2014

[Fiction 4] Bon courage.

« Bon courage, hein ? » Mais pourquoi donc aurais-je besoin de courage pour entamer ma journée ? La boulangère me regarde avec un grand sourire, en me tendant la monnaie. Pourquoi du courage ? Pour finir ma journée ? Pour me rapprocher de la mort ? Et lorsque je serai mort, me faudra-t-il encore du courage ? Non, je sais : elle croit que je suis un travailleur de force, que je vais devoir abattre des arbres en pagaille. Je regarde discrètement mon look dans le miroir derrière la caisse mais ne n’y vois que la silhouette d’un freluquet, avec une tête d’intellectuel (malgré ma chemise à carreaux de type bucheron canadien, je n’ai jamais pu imposer ma carrure).

Donc : la boulangère, qui n’est ni idiote ni aveugle, a devant elle un type qui a l’air d’un employé de bureau en week-end et elle lui souhaite, en plein dimanche, alors qu’elle vient de lui servir six croissants au beurre, trois brioches et une baguette aux céréales, d’être valeureux face à l’adversité, adversité qu’elle sait être constituée d’un petit déjeuner en famille, avec sans doute des enfants autour de la table (on est dimanche, je viens de commander six croissants et il est huit heures et demi, cela tombe sous le sens), avec probablement du thé ou du café, voire du chocolat chaud bien gras. Bref, en toute logique, la boulangère est en train de compatir avec ma petite taille que ma chemise-à-carreaux-type-bucheron-canadien ne relève pas et, prise de pitié, elle me souhaite bien du courage, parce qu’elle pense que ça ne doit pas être drôle tous les jours d’avoir ma tronche et ma taille.

« Imbécile de bonne-femme… » je marmonne en sortant de la boulangerie.

jeudi 23 janvier 2014

 
Nino Ferrer, 1934-1998, auteur des paroles de la chanson Le Sud.

[Fiction 3] On aurait pu vivre plus d’un million d’années.

Ils se sont vus, ils se sont parlé, ils se sont peut-être aimés. Il s’est assis à côté d’elle, à droite ; elle s’est assise à gauche. Il a plaisanté, s’est moqué de l’hôtesse, il a partagé destinations, découvertes, dépenses ; elle lui a répondu voyages, rencontres, chaleur, sympathie. Ils ont continué ainsi, à voix basse lorsque la lumière s’est éteinte et jusqu’au moment où elle s’est endormie, alors qu’il  poursuivait et qu’à son tour il s’est assoupi. Ses rêves étaient bizarres, la serrant dans ses bras, embrassant l’infini, le désir en lui.

Au dessus des nuages, le soleil a percé le hublot et les a cueillis pour une nouvelle journée, radieuse, pour toujours n’est-ce pas ? pour l’éternité.

Devant le tapis à bagage, ils se sont échangé leurs téléphones, puis chacun est parti de son côté, tirant une valise à roulette, sans jamais plus se revoir.

mercredi 22 janvier 2014

 
Ernest Hemingway, 1899-1961, auteur de la nouvelle Après la Tempête (After The Storm).

jeudi 16 janvier 2014

[Fiction 2] Johnny.

Ce matin, je me suis battu avec Johnny. Il a voulu me voler mon argent pendant que je dormais, mais je l’ai surpris et coup de poing sur l’épaule, il crie et part en me traitant de tous les noms. C’est moi qui aurait dû le faire, le traiter de pourri et de voleur ; je ne l’ai pas fait.

Quand j’ai vu cela, j’ai pris mes affaires et j’ai quitté la place Saint Sulpice par la rue Bonaparte, tout du long, jusqu’aux quais. Là, j’ai longé le fleuve en aval et je l’ai traversé au pont Royal. Je me suis assis sur un banc aux Jardins, il faisait beau. J’aime bien Johnny, mais il boit trop, je lui ai déjà dit, il ne m’écoute pas : tant pis, Johnny, t’es trop con.

J’avais faim alors je suis reparti rue des Pyramides. Sur l’avenue de l’Opéra, je me suis arrêté près d’une boulangerie et je me suis assis par terre. Johnny dit que, quand on s’assoie par terre, on a mal au cul mais que ça rapporte plus. J’ai posé mon chapeau à l’envers sur le sol et j’y ai mis quelques pièces jaunes, pas des trop petites car ça ne donne pas envie aux passant d’être généreux.

C’est quand le crépuscule est venu, quand les lumières de l’avenue se sont allumées, que j’ai senti son parfum, bien avant de voir ses jambes et ses pieds, ses pieds gainés dans des chaussures rouges, des jolies chaussures comme on les voit parfois, des jolies chaussures rouges pour une jolie jeune fille. Ses talons claquaient sur le sol : j’ai levé les yeux, elle me regardait. J’ai baissé les yeux : son parfum s’est mêlé aux odeurs de la ville.

La pièce a fait un petit bruit métallique quand elle est tombée dans le chapeau, un bruit que j’étais le seul à entendre.

jeudi 9 janvier 2014

[Fiction 1] Blog.

Il aurait mieux fait de ne pas prendre le train pour aller skier, ça aurait mieux valu pour lui, il aurait ainsi pu éviter cette chambre d’hôtel mansardée qui vous oblige à vous plier pour vous coucher, il se serait abstenu de boire tout ce vin blanc, le soir de son arrivée (c’est le seul moyen de ne pas avoir de nœuds dans l’estomac, avec la fondue, lui avait-on dit), et il ne serait pas tombé de son lit en plein milieu de la nuit. Bref, s’il n’avait pas pris le train, il ne se serait jamais cassé le bras avant même d’avoir chaussé ses skis, c’est vraiment l’accident le plus idiot que l’on puisse imaginer, surtout que c’est le bras droit, celui avec lequel il écrit son blog : Pschitt ! plus de blog, mais un gros plâtre à la place qui lui mangeait le bras du poignet à l’épaule.

Harry, son vieux copain, est venu le chercher à la gare, alors qu’il revenait tout penaud de la montagne avec un porteur derrière, tirant les valises sur un chariot. « C’est vraiment idiot, lui dit Harry, surtout que tu ne peux plus écrire ton blog, avec ton gros plâtre qui te prend le bras sur poignet à l’épaule.
– Oui, c’est assez crétin, et je n’ai même pas pu skier. Imagine : passer sa journée sur la terrasse de l’hôtel à boire des Martinis sans même pouvoir écrire mon blog.
– Fâcheux.
– Oui, très fâcheux. »
Harry, qui est un type très au courant, lui conseilla de s’exercer avec Logvocal, un logiciel de dictée : tu parles dans le micro et tu verras, c’est transcrit comme par magie dans le traitement de texte. Génial ou pas, ce n’était pas évident, mais il finit par s’habituer et, en dictant et en s’aidant de sa main gauche, il prit le pli. Après un mois d’interruption, ses lecteurs retrouvèrent le blog.

Au début, tout s’est bien passé. Il racontait ses aventures à la montagne, comment il s’y était cassé le bras (pas en tombant du lit : trop banal !), les rencontres qu’il avait faites sur la terrasse de l’hôtel, les femmes esseulées par leur mari sportif et tout ce qui s’ensuit lorsque l’on est un jeune célibataire oisif en villégiature, avec un glorieux plâtre au bras.
Mais, très vite, le ton a changé. Le style s’est dégradé, ponctuation mal gérée, phrases sans verbe, n’importe quoi. Et puis, pas toujours très intéressant, pas d’intrigue, rien de palpitant à raconter etc. Harry, qui suit attentivement le blog, l’a appelé pour le prévenir que son logiciel de dictée semble présenter des bogues. Il feint l’étonnement : cela fait bien une semaine qu’il n’a rien écrit (il est tombé amoureux d’une petite vendeuse de la place Vendôme, très jolie, vraiment, alors, tu comprends, le blog, il attend, on racontera plus tard etc.)
Malgré cette première alerte, le phénomène continue et Harry commence à vraiment s’inquiéter et pas que lui : les autres lecteurs du blog se sont mis à protester, dans leurs commentaires, contre les billets déstructurés. Le rythme de publication s’est accéléré, passant à un par jour, puis à trois ou quatre. A toute heure, la machine publie, publie, racontant les histoires les plus invraisemblables, sur sa vie intime et, parfois, tellement vraisemblables sur celles de ses amis que ceux-ci, furieux que leurs petits secrets soient dévoilés en ligne, l’ont abandonné.

Seul Harry est resté fidèle : c’est lui qui a donné l’alerte et, quand les pompiers forcent la porte de l’appartement, ils ne retrouvent qu’un plâtre, gisant au pied de l’ordinateur. Trois semaines plus tard, à la demande de la famille, l’hébergeur a fermé le blog qui n’avait jamais cessé de publier.