jeudi 9 janvier 2014

[Fiction 1] Blog.

Il aurait mieux fait de ne pas prendre le train pour aller skier, ça aurait mieux valu pour lui, il aurait ainsi pu éviter cette chambre d’hôtel mansardée qui vous oblige à vous plier pour vous coucher, il se serait abstenu de boire tout ce vin blanc, le soir de son arrivée (c’est le seul moyen de ne pas avoir de nœuds dans l’estomac, avec la fondue, lui avait-on dit), et il ne serait pas tombé de son lit en plein milieu de la nuit. Bref, s’il n’avait pas pris le train, il ne se serait jamais cassé le bras avant même d’avoir chaussé ses skis, c’est vraiment l’accident le plus idiot que l’on puisse imaginer, surtout que c’est le bras droit, celui avec lequel il écrit son blog : Pschitt ! plus de blog, mais un gros plâtre à la place qui lui mangeait le bras du poignet à l’épaule.

Harry, son vieux copain, est venu le chercher à la gare, alors qu’il revenait tout penaud de la montagne avec un porteur derrière, tirant les valises sur un chariot. « C’est vraiment idiot, lui dit Harry, surtout que tu ne peux plus écrire ton blog, avec ton gros plâtre qui te prend le bras sur poignet à l’épaule.
– Oui, c’est assez crétin, et je n’ai même pas pu skier. Imagine : passer sa journée sur la terrasse de l’hôtel à boire des Martinis sans même pouvoir écrire mon blog.
– Fâcheux.
– Oui, très fâcheux. »
Harry, qui est un type très au courant, lui conseilla de s’exercer avec Logvocal, un logiciel de dictée : tu parles dans le micro et tu verras, c’est transcrit comme par magie dans le traitement de texte. Génial ou pas, ce n’était pas évident, mais il finit par s’habituer et, en dictant et en s’aidant de sa main gauche, il prit le pli. Après un mois d’interruption, ses lecteurs retrouvèrent le blog.

Au début, tout s’est bien passé. Il racontait ses aventures à la montagne, comment il s’y était cassé le bras (pas en tombant du lit : trop banal !), les rencontres qu’il avait faites sur la terrasse de l’hôtel, les femmes esseulées par leur mari sportif et tout ce qui s’ensuit lorsque l’on est un jeune célibataire oisif en villégiature, avec un glorieux plâtre au bras.
Mais, très vite, le ton a changé. Le style s’est dégradé, ponctuation mal gérée, phrases sans verbe, n’importe quoi. Et puis, pas toujours très intéressant, pas d’intrigue, rien de palpitant à raconter etc. Harry, qui suit attentivement le blog, l’a appelé pour le prévenir que son logiciel de dictée semble présenter des bogues. Il feint l’étonnement : cela fait bien une semaine qu’il n’a rien écrit (il est tombé amoureux d’une petite vendeuse de la place Vendôme, très jolie, vraiment, alors, tu comprends, le blog, il attend, on racontera plus tard etc.)
Malgré cette première alerte, le phénomène continue et Harry commence à vraiment s’inquiéter et pas que lui : les autres lecteurs du blog se sont mis à protester, dans leurs commentaires, contre les billets déstructurés. Le rythme de publication s’est accéléré, passant à un par jour, puis à trois ou quatre. A toute heure, la machine publie, publie, racontant les histoires les plus invraisemblables, sur sa vie intime et, parfois, tellement vraisemblables sur celles de ses amis que ceux-ci, furieux que leurs petits secrets soient dévoilés en ligne, l’ont abandonné.

Seul Harry est resté fidèle : c’est lui qui a donné l’alerte et, quand les pompiers forcent la porte de l’appartement, ils ne retrouvent qu’un plâtre, gisant au pied de l’ordinateur. Trois semaines plus tard, à la demande de la famille, l’hébergeur a fermé le blog qui n’avait jamais cessé de publier.

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