vendredi 30 janvier 2015

[Semaine 5] Long Island Railroad (trois).




Fred a dit qu’on se retrouvait tous à déjeuner autour de la piscine. Je sais qu’il a dit ça parce qu’il part au golf avec ses copains et qu’il pense que je ferais tâche sur le green avec mes baskets et mon look de jeune, mais je m’en fous. Comme je traînais dans le salon tout blanc de la villa, Sue m’a proposé de venir, qu’elle allait à Main Street, qu’on avait besoin de faire quelques courses, qu’il lui fallait des conseils. Elle dit cela vu que je travaille dans un restaurant, je ne sais pas si elle se moque ou quoi, alors je la suis.
On est allés à Main Street avec son SUV, chez  Citarella. J’ai essayé d’avoir l’air intelligent dans le choix des aubergines, si tant est qu’on puisse avoir l’air intelligent quand on choisit des aubergines, et Sue m’a dit que j’étais super, que je lui avais sauvé la vie en venant l’aider etc. je ne sais pas si elle fait allusion aux aubergines, si elle se moque ou quoi.
En repartant, Sue m’a demandé si j’avais cinq minutes parce qu’elle voulait me montrer quelque chose. Évidemment, j’avais cinq minutes, c’est elle l’hôtesse et moi l’invité de ce week-end raté où je compte les heures qui me séparent du moment où je prendrai le L.I.R.R. de 05:32 pm qui me ramènera à Penn Station, Manhattan, libéré.
Sue a conduit jusqu’à la plage et s’est garée sur le petit parking et m’a dit de la suivre, qu’elle avait quelque chose à me montrer. On est monté derrière la dune et c’est là qu’elle m’a embrassé et que j’ai senti sa poitrine contre mon torse, son parfum, le petit goût salé de ses lèvres.
Quand on est revenus à la villa, Fred était déjà là. Il m’a dit que c’était super, qu’il était content que j’ai pu aider Sue et que je pouvais rester un jour de plus si je voulais car Sue rentrait lundi en voiture, je pourrai l’accompagner, comme je ne travaille pas le lundi n’est-ce-pas. C’est toujours plus sympa que de prendre le L.I.R.R., et lundi il n’y a pas trop de monde sur la route qui revient d’East Hampton. Je ne sais pas s’il se moquait ou quoi, alors je suis resté et je n’ai pas pris le L.I.R.R. de 05:32 pm.

vendredi 23 janvier 2015

[Semaine 4] Long Island Railroad (deux).

 
Il a fallu que je me dépêche, je ne pouvais pas le rater, ma place était réservée, tu comprends, ce sera plus sympa avec d’autres amis, tu prends le LIRR de 9:03 et Sue ira vous chercher à la gare et c’est pourquoi j’ai dû courir, pour ne pas rater le train de 9:03 direction Montauk, et c’est aussi pourquoi je suis arrivé essoufflé, en nage, il faisait plus de 90°F à Manhattan et Penn Station qui grouille de monde, partout, tous puant la sueur, comme moi, j’imagine.
Quand je suis arrivé dans le train, les autres invités de Fred étaient déjà là, bien évidemment. Deux femmes et un homme, entre deux âges, comme on dit. Moi j’aurais dit des vieux, du genre de ceux que je sers au restaurant, pleins de fric ça se sent tout de suite, habillés chics Wasp et moi qui voulait faire cool avec mes baskets, moi essoufflé, puant la sueur, comme un con de jeune. Tout faux, j’avais tout faux.
Je me suis présenté mais ils m’ont à peine décroché un regard, lui dans son journal, elles en conversation shopping. Je crois qu’ils n’ont remarqué ma présence que lorsqu’ils ont dû se lever pour me laisser prendre ma place, près de la fenêtre, je me suis écroulé, essoufflé, puant la sueur, en me demandant pourquoi j’avais accepté cette invitation en week-end chez des rupins d’East Hampton. Et pourtant il avait l’air cool, Fred, quand on avait passé la nuit après la fermeture du restaurant à refaire le monde, lui complètement fait, éclusant les bouteilles, et moi comptant les heures jusqu’à ce qu’il m’invite à venir passer le week-end chez lui, dans sa baraque d’East Hampton, tu verras, Sue, elle est super cool, elle aussi.
Alors je me suis dis comme ça que je n’avais qu’à me lever, pardon de vous déranger, reprendre mon sac à dos et sortir de ce wagon et traverser la gare dans l’autre sens et reprendre le métro, rentrer à la maison, je vais appeler Jenny elle est peut être encore en train de dormir, surprise, je suis là et on passe le week-end tous les deux.
C’est à ce moment là que le train est parti, celui de 9:03, qui va à Montauk, avec moi dedans essoufflé, apeuré.

jeudi 15 janvier 2015

[Semaine 3] Long Island Railroad (un).

 
« Merde, toute cette neige, on va jamais y arriver, je te dis. Et cet imbécile de Harry, qu’est-ce qu’il fout, hein ? Trois fois que je l’appelle, et toujours son répondeur. Monsieur ne répond jamais aux appels, il préfère rappeler. Ah mais, pour qui il se prend, pour la reine d’Angleterre ou quoi ? Il se rend pas compte qu’il neige et qu’il fait froid et que l’alarme s’est mise en marche. Quand je pense qu’on pourrait être tranquille à la maison devant la télé avec une pizza plutôt que de se payer les encombrements et tout le tintouin sur la 485, mais où ils vont tous ces idiots dans leur bagnole, en week-end, ha, ha ! on est mardi : c’est pas encore l’heure les gars et puis la neige, évitez ! Nous on y va parce que l’alarme s’est déclenchée et que cet imbécile de Harry… »
Je vous passe les détails : j’ai pesté comme ça pendant tout le trajet de Montauk avec Jenny à côté de moi qui regardait la route sans décrocher un mot, les dents serrées, et puis on a fini par arriver, le chemin pas dégagé, la neige qui commençait à monter en congère, on est passés tout juste.
A priori, tout allait bien, vu de loin. De près, c’était une autre histoire : le volet de la cuisine avait été fracturé et l’intérieur de la maison, dévasté par les cambrioleurs. Alors on a appelé la police, ils sont venus et on s’est mis à ranger ce qui était encore en état, jeter le reste et nettoyer. On a commencé par la chambre, ça nous a pris la soirée et on a pu s’y installer pour dormir. Le matin on a continué par les autres pièces : la cuisine, puis le salon etc. Dans l’ordre d’urgence.
Ce n’est que l’après-midi qu’on a découvert le corps de Harry. Il était dans un coin de la terrasse, à l’extérieur, il avait dû recevoir un coup de carabine à bout portant, c’est ce que les flics ont dit après. Certainement les cambrioleurs qu’il avait dû surprendre. C’est Jenny qui l’a trouvé ainsi, dans le froid, ça lui en a mit un coup, elle s’est réfugiée dans mes bras en pleurant, je l’ai calmée, pauvre Harry et moi qui râlait parce qu’il ne répondait pas au téléphone.
On est quand même restés dans la maison ce soir là pour dormir. Jenny n’était pas rassurée, moi non plus mais je n’ai rien dit. Le lendemain, au petit déjeuner, elle m’a dit comme ça, en regardant son bol de café comme si elle y lisait son texte, que c’était fini entre nous, qu’elle avait bien réfléchi, qu’on en avait assez parlé et que sa décision était prise. Je m’y attendais bien, mais ça m’a quand même fait bizarre et je me suis demandé si c’était pas plus dur que quand j’avais vu le corps de Harry, pauvre Harry, il a pas connu ça lui, au moins, quoique j’en sache rien et puis merde, c’est trop moche, j’ai pleuré, Jenny a vaguement levé la tête, m’a regardé avec un air méchant et m’a dit que le mieux était qu’elle me dépose à la gare, les trains circulent maintenant, alors j’ai pris le LIRR de 11:18 et je suis rentré à Pen Station, pauvre Harry.

 

samedi 10 janvier 2015

[Semaine 2] Le jardin de Bernie.

 
Bernie aime sa femme, elle est française, alors il aime la France et il a choisi d’appeler son hôtel Le Trianon, c’est tellement chic, un nom français. Et puis, pas loin, il y a bien Le Fontainebleau, Le Sans-Soucis, Le Versailles, ça ira bien dans le goût du jour. Bernie aime aussi les jardins, alors il a dessiné un beau parterre à la française, avec des dentelles de buis qui représentent des animaux fantastiques. Et comme rien n’était trop beau pour accueillir les clients, c’est un succès dès la première saison, les Cadillacs défilent, les businessmen ont fait le voyage en bimoteur, le gouverneur est venu en famille pour l’inauguration, on ne le voit d’ailleurs pas car il a en horreur le soleil et la chaleur mais ce n’est pas bien grave, tout les clients de l’hôtel savent qu’il est là, comme d’ailleurs les movies stars les plus en vue du moment dont on voit les corps parfaits prendre le soleil le long de la piscine olympique ou y plonger en un plouf impeccable (tu as vu ? c’est Jenny Lamberts. Mais si, puisque je te le dis, je l’ai bien reconnue etc.) Il y a même un film tourné dans les jardins, un thriller idiot mais ça permet d’ajouter des photos dans le lobby : Le Trianon est devenu mythique, un must du Beach.
Puis, il y a la crise. C’est dur pour tout le monde et il y a moins de clients. Bernie doit maintenir un certain niveau de service, les banques l’ont rappelé à son bon souvenir, alors Bernie vend l’hôtel  à un groupe qui lui a promis de le maintenir comme il était, mais les promesses, vous savez ce qu’on en fait, n’est-ce pas ? Ils en ont fait des appartements loués pour des vacances pas chères et le jardin a été bétonné, car tout le monde a une voiture maintenant et il faut bien les garer quelque part. On a oublié Bernie et son bel hôtel.
C’est Winnie qui a relancé tout ça bien des années plus tard. Elle a publié quatre ou cinq articles bien sentis dans une revue d’architecture et c’est reparti, le Beach est redevenu une destination chic, on s’y bouscule, exit les pauvres, place aux cocktails sophistiqués, aux filles dénudées et à la musique planante. Le Trianon a été rénové par un décorateur belge de renom, c’est superbe, bluffant, énorme, psychédélique. Alors on invite Bernie. On l’a retrouvé qui végétait dans une petite maison à moitié en ruine du quartier portoricain. Sa femme est morte depuis longtemps et, lui, il est pratiquement aveugle, mais c’est pas grave, on le promène dans le lobby, sur les terrasses, on lui fait faire le tour de la nouvelle piscine, en forme de lyre, et de son jardin, le jardin de Bernie. Mais Bernie ne voit rien, il sent juste l’odeur des parfums que des diffuseurs automatiques répandent dans le allées.


dimanche 4 janvier 2015

[Semaine 1] My fair lady.

 
La série où Julie jouait le rôle d’une jeune fille du midwest lui devait en grande partie son succès, à sa fraîcheur, sa candeur, sa virginité. Jusqu’à ce que la guerre du Viet Nam et la libération de la femme l’aient précipitée dans le cimetière des ringardes. Plus le blonde Julie, place aux blacks sexuées, fini la country, let’s disco.
Mais Julie était restée dans l’inconscient des américains, la courbure de son visage était une incarnation. Lorsqu’elle est morte, elle n’avait pratiquement jamais rejoué, mais son petit appartement de Los Angeles était rempli de poupées, des poupées à son effigie.
En hommage à Donna Douglas, disparue le 1er janvier 2015