« Clément ». Mon père regarde dans le vide en
répétant ce prénom que je ne connais pas. « On l’a retrouvé au bout de la
rue ; il cherchait à entrer au numéro 12, l’hôtel particulier qui est
inoccupé car ce sont des étrangers, les propriétaires, vous comprenez ?
Ils ne viennent là qu’une ou deux semaines par an, en septembre, prendre le
frais. Il fait très chaud chez eux, il n’y avait personne, que le gardien.
C’est lui qui nous a prévenus que votre papa cherchait à entrer dans la
maison. » Le policier est tout jeune. Il me prend par l’épaule, je ne
comprends pas pourquoi. Papa a l’air si bien, qui me regarde en
souriant. « Merci, merci, je marmonne sans cesse.
— Vous savez, on le connait bien, votre papa. Tous les jours
il vient nous dire bonjour, il nous appelle par nos prénoms. Monter la garde
devant le domicile d’une huile, c’est pas très amusant. Au moins, lui, il ne
nous prenait pas pour des larbins, vous voyez ce que je veux dire ?
(Pourquoi parle-t-il au passé de Papa ; il est bien là, non ?) Votre
père, madame, c’était quelqu’un. »
Bien sûr que papa c’est quelqu’un. Et lui qui n’a jamais
rien eu, tous les soirs, il vient me voir de la rue du Cirque et traverse la
Seine et jusque dans mon appartement, au cinquième étage, il monte toujours à
pied. « L’ascenseur, c’est le moyen de transport le plus dangereux au
kilomètre parcouru, » me dit-il à chaque fois et, après, on joue au
Scrabble, il gagne toujours, avant de rentrer chez lui, là-bas, de l’autre côté
de la Seine, dans sa rue gardée par la police. Sauf ce soir-là, où il est parti
sans terminer la partie, je me sens un peu fatigué, j’y vais, ma chérie. On
finira la prochaine fois.
« Papa, qui est Clément ? » Il me sourit,
essaie de me répondre, mais les mots se suivent sans cohérence. Son front se
plisse de rage, sans doute de ne pouvoir s’exprimer. Il hausse les épaules et
se tourne vers la fenêtre, les lèvres serrées, laissant Clément gésir entre
nous, comme un grand point d’interrogation, sur la table du salon.
Je raccompagne le policier à la porte, merci, encore merci,
je suis vraiment touchée, heureusement que vous étiez là, je ne sais pas où on
l’aurait retrouvé etc.
J’ai cherché Clément partout, au 12 rue du Cirque, dans les
vieux Bottins mondains qui prenaient la poussière dans sa bibliothèque, sur
Internet, pendant que Papa continuait à regarder par la fenêtre, refusant de
s’alimenter, tu ne vas pas me laisser manger seule, non ? Mais c’était
non, les lèvres serrées, à contempler le ciel, au-dessus des toits de la rue,
la frondaison des arbres des Champs Elysées au loin ; qui est
Clément ? On ne joue plus au Scrabble.
Et puis il s’est éteint tous doucement et il m’a laissé son
grand appartement de la rue du Cirque. Maman est venue à ses obsèques, avec sa
canne, appuyée au bras de son dernier mari. Elle m’a embrassée en me demandant
si j’avais besoin de rien. De rien, non, je n’en ai pas besoin. De quelque
chose, peut-être ; jouer au Scrabble, entendre son pas lorsqu’il monte les
escaliers, délaissant l’ascenseur, voir sa silhouette s’éloigner dans la rue,
vers les quais. Oui, ça, j’en aurais besoin. Et ce n’est pas rien.
Alors, trois jours plus tard, je suis allée la voir.
« Qui est Clément ? » lui ai-je demandé. Elle me regarde sans
comprendre. « Quoi, Clément. C’est quelqu’un que tu connais ?
— Mais non, les dernières paroles de Papa, quand il a eu son
attaque.
— Bah, encore une de ses lubies. Ou le nom de son fleuriste,
qui sait ? »
Je suis rentrée chez moi. Sur la table du salon, le jeu de
Scrabble était resté comme il était le jour de son départ. Sur son chevalet,
les lettres T – N – C – E – L – M – E.
CLEMENT, sept lettres, Scrabble, tu aurais pu gagner encore
une fois, si tu n’étais pas parti.