jeudi 20 août 2015

[Semaine 26] : Lettre à Elise

C’est l’histoire d’un type qui va à un mariage, tu vois. Il arrive, tout content de lui et, là, on lui présente une fille, une cousine ou je ne sais plus trop pourquoi elle est là. Comme il est assez content de lui, le gars, il est sportif et bronzé et jeune et tout, eh bien, il lui fait les yeux doux. Au début, elle le prend pour ce qu’il est : un con. Mais il est tellement gentil avec elle, il lui apporte son verre, il est drôle et tout, qu’à la fin, elle tombe amoureuse de lui. Mais bien, raide dingue de lui, elle le dévore des yeux, ils font l’amour, comme ça, vite fait, dans une chambre du château qui a été loué pour le mariage et ils ne se quittent plus, ce sont les deux tourtereaux de la soirée.
L’histoire aurait finalement pu commencer comme cela sauf que, le garçon, il a en poche un billet pour le Canada où il va faire fortune, c’est sûr, il va devenir très riche et un vrai homme d’affaire dans une tour de verre d’Ottawa, c’est sûr. Alors il hésite, il hésite et il décide d’y aller quand même, à Ottawa, de laisser la jeune fille, elle pourra l’attendre et il reviendra très vite, auréolé d’argent, resplendissant de sa réussite dans le bizenesse.
Evidemment, ça ne se passe pas comme ça. Ottawa, c’est un ratage, lui, c’est un bon à rien et quand je suis revenu, tu étais partie avec un autre et ce que tu as devant toi, c’est un pauvre type qui ne t’a jamais oubliée et qui, tous les jours qu’il a passé dans ce p… de bled, a pensé à la soirée avec toi et à ton corps sublime et qu’il voudrait bien tout recommencer, comme cela, les sourires, la blagues, les verres partagés, et les baisers.

[Semaine 25] : Tinderisation

Quelle arnaque !
Je passe devant elle en scooter sans m’arrêter. Au moins, j’espère qu’elle ne m’a pas reconnu. Ouf, j’ai mon casque, mais comme je suis à peu près le seul à circuler dans la rue à cette heure, c’est louche. Bon, je vais faire un tour du pâté de maison, histoire de refaire le point.
Non, mais, je ne rêve pas ! Elle a au moins quinze ans de plus que la photo de son profil ! Merci Photoshop, c’est un vrai miracle !
Bon, mon chéri, tu vas être aimable avec la dame. Tu vas aller te garer plus loin et tu vas dîner avec elle, tu n’as qu’à aller chez PapaPasta, au moins ça sera pas trop cher et puis, après, tu vas dire à la dame que tu la remercies beaucoup pour ce bon moment passé en sa compagnie et tu vas la raccompagner jusqu’à la bouche de métro  et au revoir, oui, c’est ça, on se reverra (un jour ? jamais ! tu es trop moche !). Comme ça, tu auras été un vrai gentleman, ta maman serait fière de toi.
Mon dieu, elle est encore plus moche de près, mais non, mais non, je n’ai pas tourné trois fois avant de te trouver. En fait si, je cherchais une place pour mon scooter, non je ne peux pas le garer n’importe où, tu comprends, maintenant, on a des prunes pour un rien, désolé de t’avoir fait attendre. Bon, qu’est-ce que tu penses d’une pizza, là, chez PapaPasta ? Non ? Ils font aussi des salades italiennes. Non ? Tu préfères dîner français ? Va pour Mireille. Je te préviens, c’est du lourd, enfin, je veux dire, pas spécialement l’addition, la cuisine aussi.
Ça commence mal, l’histoire. Si tu crois que tu vas t’en débarrasser comme cela, en la ramenant à la bouche de métro, tu te goures mon gars. Elle va s’accrocher à toi et à ton corps de rêve. Sûr que, pour elle, t’es le bon plan Q de la semaine, merci Internet. Ce que tu ne sais pas encore, mon pote, c’est que la nana de chez Tinder, tu vas te la colleter pendant trente ans, que tu vas avoir trois gamins avec elle, qu’elle va ainsi te tenir jusqu’à que tu partes pour un plus jeune en la laissant choir comme un malpropre, quoiqu’en aurait pensé ta mère qui ne sera plus là alors pour te donner la morale de l’affaire lorsque tu diras : « mais comment ai-je pu rester si longtemps avec un femme qui n’était même pas mon genre ? »

[Semaine 24] : Qui est Clément ?

« Clément ». Mon père regarde dans le vide en répétant ce prénom que je ne connais pas. « On l’a retrouvé au bout de la rue ; il cherchait à entrer au numéro 12, l’hôtel particulier qui est inoccupé car ce sont des étrangers, les propriétaires, vous comprenez ? Ils ne viennent là qu’une ou deux semaines par an, en septembre, prendre le frais. Il fait très chaud chez eux, il n’y avait personne, que le gardien. C’est lui qui nous a prévenus que votre papa cherchait à entrer dans la maison. » Le policier est tout jeune. Il me prend par l’épaule, je ne comprends pas pourquoi. Papa a l’air si bien, qui me regarde en souriant. « Merci, merci, je marmonne sans cesse.
— Vous savez, on le connait bien, votre papa. Tous les jours il vient nous dire bonjour, il nous appelle par nos prénoms. Monter la garde devant le domicile d’une huile, c’est pas très amusant. Au moins, lui, il ne nous prenait pas pour des larbins, vous voyez ce que je veux dire ? (Pourquoi parle-t-il au passé de Papa ; il est bien là, non ?) Votre père, madame, c’était quelqu’un. »
Bien sûr que papa c’est quelqu’un. Et lui qui n’a jamais rien eu, tous les soirs, il vient me voir de la rue du Cirque et traverse la Seine et jusque dans mon appartement, au cinquième étage, il monte toujours à pied. « L’ascenseur, c’est le moyen de transport le plus dangereux au kilomètre parcouru, » me dit-il à chaque fois et, après, on joue au Scrabble, il gagne toujours, avant de rentrer chez lui, là-bas, de l’autre côté de la Seine, dans sa rue gardée par la police. Sauf ce soir-là, où il est parti sans terminer la partie, je me sens un peu fatigué, j’y vais, ma chérie. On finira la prochaine fois.
« Papa, qui est Clément ? » Il me sourit, essaie de me répondre, mais les mots se suivent sans cohérence. Son front se plisse de rage, sans doute de ne pouvoir s’exprimer. Il hausse les épaules et se tourne vers la fenêtre, les lèvres serrées, laissant Clément gésir entre nous, comme un grand point d’interrogation, sur la table du salon.
Je raccompagne le policier à la porte, merci, encore merci, je suis vraiment touchée, heureusement que vous étiez là, je ne sais pas où on l’aurait retrouvé etc.
J’ai cherché Clément partout, au 12 rue du Cirque, dans les vieux Bottins mondains qui prenaient la poussière dans sa bibliothèque, sur Internet, pendant que Papa continuait à regarder par la fenêtre, refusant de s’alimenter, tu ne vas pas me laisser manger seule, non ? Mais c’était non, les lèvres serrées, à contempler le ciel, au-dessus des toits de la rue, la frondaison des arbres des Champs Elysées au loin ; qui est Clément ? On ne joue plus au Scrabble.
Et puis il s’est éteint tous doucement et il m’a laissé son grand appartement de la rue du Cirque. Maman est venue à ses obsèques, avec sa canne, appuyée au bras de son dernier mari. Elle m’a embrassée en me demandant si j’avais besoin de rien. De rien, non, je n’en ai pas besoin. De quelque chose, peut-être ; jouer au Scrabble, entendre son pas lorsqu’il monte les escaliers, délaissant l’ascenseur, voir sa silhouette s’éloigner dans la rue, vers les quais. Oui, ça, j’en aurais besoin. Et ce n’est pas rien.
Alors, trois jours plus tard, je suis allée la voir. « Qui est Clément ? » lui ai-je demandé. Elle me regarde sans comprendre. « Quoi, Clément. C’est quelqu’un que tu connais ?
— Mais non, les dernières paroles de Papa, quand il a eu son attaque.
— Bah, encore une de ses lubies. Ou le nom de son fleuriste, qui sait ? »
Je suis rentrée chez moi. Sur la table du salon, le jeu de Scrabble était resté comme il était le jour de son départ. Sur son chevalet, les lettres T – N – C – E – L – M – E.
CLEMENT, sept lettres, Scrabble, tu aurais pu gagner encore une fois, si tu n’étais pas parti.