jeudi 20 août 2015

[Semaine 24] : Qui est Clément ?

« Clément ». Mon père regarde dans le vide en répétant ce prénom que je ne connais pas. « On l’a retrouvé au bout de la rue ; il cherchait à entrer au numéro 12, l’hôtel particulier qui est inoccupé car ce sont des étrangers, les propriétaires, vous comprenez ? Ils ne viennent là qu’une ou deux semaines par an, en septembre, prendre le frais. Il fait très chaud chez eux, il n’y avait personne, que le gardien. C’est lui qui nous a prévenus que votre papa cherchait à entrer dans la maison. » Le policier est tout jeune. Il me prend par l’épaule, je ne comprends pas pourquoi. Papa a l’air si bien, qui me regarde en souriant. « Merci, merci, je marmonne sans cesse.
— Vous savez, on le connait bien, votre papa. Tous les jours il vient nous dire bonjour, il nous appelle par nos prénoms. Monter la garde devant le domicile d’une huile, c’est pas très amusant. Au moins, lui, il ne nous prenait pas pour des larbins, vous voyez ce que je veux dire ? (Pourquoi parle-t-il au passé de Papa ; il est bien là, non ?) Votre père, madame, c’était quelqu’un. »
Bien sûr que papa c’est quelqu’un. Et lui qui n’a jamais rien eu, tous les soirs, il vient me voir de la rue du Cirque et traverse la Seine et jusque dans mon appartement, au cinquième étage, il monte toujours à pied. « L’ascenseur, c’est le moyen de transport le plus dangereux au kilomètre parcouru, » me dit-il à chaque fois et, après, on joue au Scrabble, il gagne toujours, avant de rentrer chez lui, là-bas, de l’autre côté de la Seine, dans sa rue gardée par la police. Sauf ce soir-là, où il est parti sans terminer la partie, je me sens un peu fatigué, j’y vais, ma chérie. On finira la prochaine fois.
« Papa, qui est Clément ? » Il me sourit, essaie de me répondre, mais les mots se suivent sans cohérence. Son front se plisse de rage, sans doute de ne pouvoir s’exprimer. Il hausse les épaules et se tourne vers la fenêtre, les lèvres serrées, laissant Clément gésir entre nous, comme un grand point d’interrogation, sur la table du salon.
Je raccompagne le policier à la porte, merci, encore merci, je suis vraiment touchée, heureusement que vous étiez là, je ne sais pas où on l’aurait retrouvé etc.
J’ai cherché Clément partout, au 12 rue du Cirque, dans les vieux Bottins mondains qui prenaient la poussière dans sa bibliothèque, sur Internet, pendant que Papa continuait à regarder par la fenêtre, refusant de s’alimenter, tu ne vas pas me laisser manger seule, non ? Mais c’était non, les lèvres serrées, à contempler le ciel, au-dessus des toits de la rue, la frondaison des arbres des Champs Elysées au loin ; qui est Clément ? On ne joue plus au Scrabble.
Et puis il s’est éteint tous doucement et il m’a laissé son grand appartement de la rue du Cirque. Maman est venue à ses obsèques, avec sa canne, appuyée au bras de son dernier mari. Elle m’a embrassée en me demandant si j’avais besoin de rien. De rien, non, je n’en ai pas besoin. De quelque chose, peut-être ; jouer au Scrabble, entendre son pas lorsqu’il monte les escaliers, délaissant l’ascenseur, voir sa silhouette s’éloigner dans la rue, vers les quais. Oui, ça, j’en aurais besoin. Et ce n’est pas rien.
Alors, trois jours plus tard, je suis allée la voir. « Qui est Clément ? » lui ai-je demandé. Elle me regarde sans comprendre. « Quoi, Clément. C’est quelqu’un que tu connais ?
— Mais non, les dernières paroles de Papa, quand il a eu son attaque.
— Bah, encore une de ses lubies. Ou le nom de son fleuriste, qui sait ? »
Je suis rentrée chez moi. Sur la table du salon, le jeu de Scrabble était resté comme il était le jour de son départ. Sur son chevalet, les lettres T – N – C – E – L – M – E.
CLEMENT, sept lettres, Scrabble, tu aurais pu gagner encore une fois, si tu n’étais pas parti.

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