jeudi 20 février 2014

[Fiction 7] La complainte du progrès.

La première nuit qu’Elodie et Julio passèrent au grand magasin, c’était le soir de la Saint-Valentin. Ils avaient ratissé toutes les allées et, le caddy plein, s’étaient laissés surprendre à la fermeture. « On n’a qu’à s’installer au rayon Literie, on ressortira demain, » avait dit Julio. Elodie avait trouvé cela très romantique, surtout lorsqu’il avait débouché la bouteille de champagne toute fraîche, empruntée au rayon Vins et Spiritueux, allumé deux bougies et qu’ils s’étaient attablés sur du mobilier en plastic du rayon Outdoor. Et comme c’était la Saint-Valentin et qu’ils avaient bu toute la bouteille plus une autre à eux deux, Julio avait été particulièrement attentif à Elodie, lorsqu’ils s’étaient couchés sur le lit d’exposition. Le lendemain, personne n’avait prêté attention à leur présence si bien que, après avoir passé la journée entre les rayonnages, ils décidèrent de renouveler l’expérience, et le jour d’après, et toute la semaine qui suivit. Au bout d’un mois, ils s’installaient définitivement dans le grand magasin et, au neuvième mois, leur naissait une jolie petite fille qu’ils nommèrent Nadia, en hommage à Nadia Comanenci dont la biographie tout juste publiée trônait en tête de gondole, près des caisses. A sa troisième année, toujours passé dans l’espace confiné du magasin, Nadia commença l’école en e-learning, sur les ordinateurs de démonstration du rayon Multimédia. Mais c’est lorsque Nadia atteint ses six ans que les relations entre ses parents commencèrent à se dégrader. Julio, qui approchait de la quarantaine, passait ses journées au rayon Sports et Loisirs du sous-sol, tandis qu’Emilie trainait au salon de thé ouvert par une grande marque de macarons au sixième étage. « Tu te laisses aller, lui disait Julio, tu es devenue trop grosse. Encore heureux que le magasin soit non-fumeur, car tu nous aurais empué.

– Tu es un vrai arbre mort, lui répondait Emilie, tu préfères soulever de la fonte plutôt que de t’occuper de ta femme et de ta fille. Je rêvais mieux pour nous que de t’attendre toute la journée à prendre le thé, enfermée dans un grand magasin.

– Parce que tu crois qu’on a le choix ? Tu sais bien que, si on sort, on devra passer à la caisse et alors, qui paiera tout ce qu’on a consommé ici, depuis sept ans que nous y vivons ?

– Je ne sais pas si on a le choix, mais, en tout cas, j’espérais une vie de jeune fille, pas ça (elle désigne l’alignement des corners de parfumerie du rez-de-chaussée).

– Je n’ai plus rien à te dire.

– Ni moi non plus. »

Voilà qui était dit : ils firent d’abord lit à part, elle au rayon Literie et lui dans un canapé du rayon Ameublement, puis consultèrent des avocats en se référant aux dernières publications juridiques du rayon Vie pratique. Ils se séparèrent définitivement et Julio décida de refaire sa vie.

On dit qu’il quitta le grand magasin pour s’installer en face, dans une surface de bricolage, réalisant un vieux rêve d’adolescence. On dit aussi qu’il y est mort de faim, faute de rayon Alimentation.


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