jeudi 15 mai 2014

[Fiction 19] : Trois travées, sinon rien.


Lorsque Jacqueline, la directrice juridique, m’a gratifié d’un bonjour agrémenté d’un sourire jusqu’aux oreilles, j’aurais dû me méfier. Si elle ne m’avait jamais souri jusqu’à présent, ce n’était pas à cause de sa dentition que j’avais supposée en mauvais état, car j’ai découvert qu’elle avait les dents bien blanches, je vous le confirme.  On était à la cantine et je me suis installé à côté d’elle, pour une fois que je ne mangeais pas tout seul, dans mon coin, en regardant de loin les collègues rire ensemble à une autre table. Mais lorsqu’elle m’a jeté qu’elle était très honorée que je partage mon déjeuner avec elle alors, là, je me suis dis que c’était louche, qu’elle allait me demander un truc pas clair, un service compliqué à rendre ou que sais-je quoi d’autre (en tout cas, elle n’en voulait pas à mon corps, parce que, de ce côté-là, il n’y avait rien à espérer, petit et maigrichon comme j’étais…) Après, vu le ton enjoué et flatteur que prenait sa conversation, j’ai pensé qu’elle me prenait pour un autre, un directeur, une huile. Je suis vite remonté, perplexe, dans mon nouveau bureau à trois travées dont je venais juste d’hériter, suite au déménagement de la société.
Ce qui était bizarre, c’est que tout le monde semblait me reconnaître dans les couloirs. Même le type en charge de changer les essuie-mains, qui ne m’avait jamais adressé la parole, venait traîner dans les parages et me racontait ses histoires de cœur, ce dont je n’avais rien à fiche mais je suis un chic type, alors je l’écoutais quand même. Des tas de gens d’ailleurs, que je ne connaissais que de vue, semblaient m’avoir quitté dans les minutes précédentes et m’appelaient par mon prénom, je déteste cela, mais je les laissais dire, même si je n’avais pas l’intention de passer mes prochaines vacances avec eux, je vous passe les détails.
L’affaire s’est terminé au bout d’une semaine lorsqu’un gars des moyens généraux est venu me voir dans mon beau bureau tout neuf en me disant qu’il y avait eu une erreur d’affectation et qu’on m’avait attribué (c’est vraiment bête n’est-ce pas ?) un bureau à trois travées, ceux qui sont justement réservés à la direction générale. Si cela ne m’ennuyait pas, on allait me déménager, quelle regrettable erreur… non, le fauteuil en cuir, c’est aussi réservé pour les directeurs.

Depuis que je moisis dans un openspace en second jour. Je vous assure qu’on me fiche la paix. Au fond, ce n’est pas plus mal.

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