dimanche 4 mai 2014

[Fiction 17] : les copains d’avant.

Le café est pratiquement plein, il n’y a qu’une ou deux tables libres, à l’intérieur, car la terrasse est bondée de fumeurs, des jeunes en groupe de quatre ou cinq, filles et garçons, ça lui rappelle son premier rendez-vous avec lui, elle si jeune alors. Elle se souvient de tout, de la robe qu’elle portait, de la place qu’elle avait prise, cachée derrière le pilier rouge, de l’attente qui s’était prolongée, de sa déception puis de sa joie lorsqu’elle l’avait vu au moment où il quittait le café, lui qui l’attendait à quelques mètres de là, lui avait-il dit, elle n’aurait pas dû se cacher ainsi derrière le pilier, un réflexe de timide maladive qu’elle était. Elle se souvient du baiser qu’ils avaient échangés, de son odeur, de la vue de la fenêtre de sa chambre, sur un immeuble moderne avec un cèdre sur le côté, de sa peau qui collait à la sienne, de sa curiosité à voir son corps nu, de la sensation un peu médicale qui ne l’avait pas quittée pendant qu’il la déflorait et du plaisir que, rétrospectivement, elle sait n’avoir pas eu cette fois-là. Elle se rappelle tout cela en entrant dans le café, avec précision, comme un film qu’on repasse régulièrement, depuis quarante-cinq ans. « Bonjour, je ne sais pas si tu te souviens de moi, » lui a-t-il écrit sur sa page Facebook. Bien sûr qu’elle s’en souvient ! Et ils ont ainsi continué à s’écrire avec ce ton un peu distant de deux collègues qui se racontent leurs dernières vacances, des vacances de quarante-cinq ans, comment aurait-elle pu l’oublier ?
Ils se sont donné rendez-vous dans ce café ; elle n’a pas réalisé que c’est celui de leur première rencontre. Quarante-cinq ans après, la décoration a changé mais elle réalise, au moment où elle traverse la terrasse, que c’est bien là, derrière ce poteau rhabillé de miroirs, qu’elle l’a si longtemps attendu, pendant que lui patientait tout près, sans la voir. Elle s’est préparée à avoir un choc, celui de quarante-cinq ans qui ont bouleversé la peau et les visages, le vieillissement qu’elle n’ignore pas en ce qui la concerne et qu’elle sait partager avec ceux de son âge. Mais le choc est qu’elle ne le reconnaît pas : son souvenir s’est ainsi magnifié que l’homme qui l’attend et qu’elle suppose avec raison être celui qui lui a écrit sur sa page Facebook, n’a plus rien à voir avec celui que son cerveau a, par touches au fil des ans, redessiné.
Leur conversation est assez banale, mon histoire racontée, les enfants, les remariages, les maisons, le travail, qui suis-je pour toi après toute cette vie que tu me décris là ? Elle aussi raconte, sa vie, comme un entretien d’embauche pense-t-elle à un moment, tout cela est si difficile à résumer, quarante-cinq ans en quinze minutes, ça demande un effort de concision, les souvenirs ne se suivent pas ainsi, alignés comme à la parade ou comme dans une biographie, en tomes, livres, chapitres et paragraphes. Comment lui dire que le son de la pluie tombant sur un toit de zinc est plus important que la remise de son diplôme ? Comment partager ces milliers de sensations qui, depuis quarante-cinq ans, on parcouru son corps et l’ont façonnée à leur image ? Ça me ferait plaisir que l’on se revoit lui dit-il. Oui, bien sûr, quelle question, c’était un moment important pour moi aussi. Te rappelle-tu que je t’attendais derrières ce poteau, là, quand toi, tu étais à quelques mètres de moi à m’attendre aussi ? Quelle idiote j’étais à me cacher ainsi. J’étais si timide, si effrayée.
– Ah oui, j’étais avec des amis et je t’ai vue, en sortant prendre l’air ; je t’ai abordée, je me rappelle.
– Tu ne m’avais pas donné rendez-vous ?
– Mais non ! Je t’ai littéralement draguée, je ne te connaissais pas, tu avais l’air si désespérée. D’ailleurs, j’ai planté mes amis là, je suis retourné les voir en leur disant que je devais rentrer tout de suite, une urgence, etc. Je t’ai emmenée chez moi, te souviens-tu ?
Ils se quittent devant l’entrée du café en s’embrassant comme deux vieux amis, sur les joues, la chair de sa peau un peu flasque, imprégnée de l’odeur du tabac qu’il a dû fumer avant.
Deux jours après, lorsqu’il lui téléphone (comme promis, n’est-ce-pas ?) pour convenir d’un dîner ensemble, elle cherche une dernière fois le souvenir de leur première rencontre et s’étonne qu’il se soit effacé de son esprit : le lit, la vue sur le cèdre, la couleur du poteau du café, son visage juvénile, son corps, tout a disparu et il ne reste qua sa voix à lui, celle d’aujourd’hui.

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