jeudi 27 mars 2014

[Fiction 12] : Sauf que.

« Je reviendrai et, lorsque tu me reverras, je te dirai : bonjour mademoiselle, vous rappelez-vous que la marée revient toujours ? Ce sera le moment de nous marier, toi et moi, et pour toujours je serai à tes côtés. »

Il lui tourna le dos et il disparut et elle ne le revit plus pendant des semaines et pendant des mois : elle en épousa un autre, un garçon bien qui tenait un petit commerce pour les touristes, sur la plage. Il n’était pas blond, comme Sergueï le marin, mais brun, avec une belle bouche qui l’embrassait  en fermant les yeux lorsqu’il l’accompagnait le soir prendre son quart, à l’hôpital. Elle avait même demandé son avis à sa mère, sans d’ailleurs en avoir besoin, juste pour lui faire plaisir, à sa mère, que les choses soit dites, que tout le monde soit d’accord : adieu Sergueï le marin, bienvenue au marchand de barbe à papa et de chouchous. Les souvenirs se sont ensuite vite estompés, le quotidien était bien là, avec son bel époux et la baraque du bout de la plage.

Sauf que.

Sauf que Sergueï, lui, avait fait trois fois le tour du monde en projetant le visage de sa fiancée sur les murs de métal du thonier, et sur l’eau lorsque le pont ruisselait du sang des poissons, et sur les quais des ports inconnus dont il oubliait jusqu’au nom. Par une chaude nuit d’été, alors qu’elle rentrait chez elle après une garde à l’hôpital, elle entendit dans l’obscurité la voix grave de Sergueï  « mademoiselle, vous rappelez-vous que la marée revient toujours ? », si bien que l’émotion la fit défaillir et qu’elle sentit ses jambes de dérober et perdit connaissance.

Elle pensa que c’était son destin. Alors elle quitta mari et enfant, qui venait juste de naître, pas de chance, pour suivre Sergueï le marin. Ce dernier tint promesse, l’épousa en lui disant qu’il savait qu’elle l’attendrait.

Sauf que.

Sauf que c’était un bon à rien : en dehors de voguer sur un bateau, il ne sut jamais quoi faire de ses deux mains. Il repartit, revint, repartit encore, la laissant seule (« si tu étais restées avec l’autre, lui disait sa mère, tu n’en serais pas là, etc. ») Alors, un jour, c’est elle qui est partie. Elle m’a planté là, moi, Sergueï, je ne le méritais pas, je l’aimais. Oh, je ne dis pas : elle a réussi son coup en nous renvoyant dos à dos. Mais on ne peut pas faire une chose comme celle-là, à moi, l’homme de sa vie.

Sauf que.

Sauf que, aujourd’hui, elle a bien réussi : elle est dans sa tour de verre et de métal et elle dirige tout, ici, du port au Pic. Elle a dû se débrouiller seule si bien qu’elle a fini par passer de l’autre côté et qu’elle peut nous voir de haut, maintenant. L’autre est resté sur sa plage, à vendre ses chouchous et moi, je ne dessaoule que lorsque j’embarque sur mon thonier, pour repartir, une fois de plus, loin, en mer.  Sauf que je vois toujours son visage sur le mur de métal du thonier.

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