lundi 1 septembre 2014

[Fiction 29] : Faubourgeoisie.



« De toutes façons, il était planté de travers » dit ma mère du chêne de la cour qui vient de recevoir la foudre. Il brûle et va brûler pendant trois jours et trois nuits et, maintenant qu’il n’en reste que des souches rougeoyantes, on est tous contents parce que la vue est dégagée. Je peux ainsi braquer vers la ville la longue-vue que mon père m’a offerte. Il y a plein de toits et de rues avec des voitures qui roulent et des fenêtres à travers lesquelles on voit les habitants de la ville et la nuit, dans un halo bleuté, des téléviseurs, comme des aquariums qui scintillent au rythme des écrans de publicité. Parfois, il y a un type qui fume sur son bout de balcon, ou une fille qui tourne en rond dans sa chambre en regardant le plafond, le portable collé à l’oreille droite. Je trouve cela beaucoup plus intéressant que de scruter les étoiles et la Lune. Les constellations, c’est un peu monotone.
Au bout de la ville, à mi-hauteur de la colline, après les faubourgs, je repère une vieille maison toute délabrée. Elle m’intrigue, mais je ne vois pas comment on s’y rend, alors je demande à maman si elle la connaît. Elle me fait de gros yeux, ce n’est pas bien de braquer sa longue-vue vers les gens, c’est fait pour regarder les étoiles et la Lune, les constellations, pas les cuisines, les filles et les passants etc.
Comme elle ne veut pas me répondre, je pars à pied à travers la ville à la recherche de la maison hanté (c’est ainsi que je l’ai nommée car j’ai lu une histoire, le mois dernier, d’un garçon qui traverse une ville parce qu’il a vu, au loin, un château un peu bizarre). Quand on cherche, on trouve : je finis par la repérer. De près, elle est beaucoup moins impressionnante, flanquée de deux pavillons neufs que contournent une rue bien propre et des trottoirs fleuris.
Je suis un peu déçu car tout cela est ordinaire et il n’y a ni fantôme, ni savant fou, ni même une vieille gargouille pour justifier mon voyage à l’autre bout de la ville. Juste une jolie jeune fille qui va un jour devenir ma femme, mais c’est une autre histoire (quelle chance qu’elle soit sortie juste à ce moment et qu’elle ait fait tomber son livre et que je me sois précipité pour le ramasser et que j’ai pu engager la conversation etc.)
Bien des années plus tard, maman m’annoncera avoir planté un tilleul dans la cour « de travers, tu comprends, comme ton grand-père l’avait fait à l’époque avec le chêne. Dans cinq ou six ans, on ne verra plus la ville. Cela évitera aux garçons de la famille d’aller chercher épouse dans les faubourgs avec une longue-vue idiote dans la poche. Comme ton père, à l’époque. »

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