Le 3 août 1914 fut le pire jour de la vie de Pierre, non
qu’il ne se soit réjoui avec ses camarades, arpentant de son uniforme tout
frais les Champs Élysées (son visage juvénile, pris en photo ce jour là, devait
être reproduit en affiche cent ans plus tard), jubilant de ce que la guerre tant
désirée fût déclarée, premier jour d’une revanche tant attendue contre ces
boches qui avaient privé de leur liberté des centaines de milliers d’alsaciens
et de lorrains, non qu’il n’ait été flatté des marques de sympathie que son
anniversaire, deux jours plus tôt, lui avait valu de ses proches, sa femme, son
tout jeune fils et ses amis (sa chère femme qui lui avait offert à cette
occasion une écharpe de laine sur laquelle on lisait les mots « patrie »
et « gloire », à quoi bon, lui avait-il dit, puisque la guerre ne
durera que quelques semaines, je n’aurais pas besoin d’écharpe, je serai de
retour avant l’hiver, mots un peu blessants qu’il regretta immédiatement car sa
femme était pauvre et avait voulu lui offrir un objet conçu de ses mains et
tricoter était la seule chose qu’elle sache faire), non que ce souvenir
attendrissant, ni la joie enthousiaste qu’il entendait autour de lui, dans les
rues, les squares, les lupanars, non que toutes ces petites choses n’aient été propres
à l’apaiser, mais rien ne pouvait lui ôter le sentiment que ce jour était le
pire de sa vie, depuis qu’il avait reçu cette lettre anonyme (mais comment ne
l’aurait-elle pas pu être, avec son indicible contenu ?) que le facteur
lui avait remise à la caserne ce matin et où il était écrit (il devait la
relire encore des dizaines de fois pour en saisir le sens pourtant si clair et
limpide), que sa sœur était aussi sa mère.
La violence du monde eut raison de Pierre qui ruminait son
désespoir, lui qui voyait partout où le fer tuait les corps de ses compagnons,
les sept lettres infâmantes s’inscrire de sperme et de sang dans le ciel noirci
des incendies que les canons ennemis avaient allumés ; I-N-C-E-S-T-E ne
cessait de lui hurler à l’oreille le 75 dont il avait la charge et qu’il
traînait vers les tranchées comme il portait le Grand Péché Originel de son
père et de sa mère que l’on avait pourtant nommée « inconnue » à sa
naissance. Il finit d’ailleurs par mourir sans gloire, d’une péritonite
contractée on ne sait comment, quand l’hiver faisait ses ravages tout autour de
lui, emportant le secret de son père et de sa sœur, lui, le fruit atroce d’un
amour inouï qui laissait une veuve et un orphelin.
Vingt ans plus tard, le 23 septembre 1934, son fils,
prénommé Paul, reçut par un beau matin un courrier aussi anonyme que celui que
son père avait réceptionné en son temps, d’où il apprit que sa tante était
aussi sa grand-mère et que le secret bien gardé n’avait pas vocation à être partagé
des seuls protagonistes et que lui-même en serait désormais le dépositaire,
fils de monstre (il devait passer de longues heures devant son miroir à guetter
les stigmates d’une dégénérescence précoce, mais il ne voyait que la figure
ronde d’un garçon de vingt et un ans, âge de majorité qu’il atteignait
justement ce jour là, un anniversaire qui devait à jamais marquer sa vie) et
petit fils de pécheurs. Paul eut tôt fait d’établir que le courrier provenait d’un
notaire et que, derrière le notaire, c’était son propre père qui, avant de partir
au front, l’avait consigné pour qu’il soit émis le jour anniversaire de son fils,
à charge pour ce dernier de transmettre aux générations futures. L’histoire ne
dit pas qui, en revanche, avait envoyé le premier courrier, celui que Pierre avait
reçu le jour de la déclaration de guerre, qui avait écrit le petit bout de papier
vengeur, désormais transmis de père en fils, aux bons soins du notaire de la famille.
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