dimanche 19 avril 2015

[Semaine 15] : Lettre à mon père.


Le 3 août 1914 fut le pire jour de la vie de Pierre, non qu’il ne se soit réjoui avec ses camarades, arpentant de son uniforme tout frais les Champs Élysées (son visage juvénile, pris en photo ce jour là, devait être reproduit en affiche cent ans plus tard), jubilant de ce que la guerre tant désirée fût déclarée, premier jour d’une revanche tant attendue contre ces boches qui avaient privé de leur liberté des centaines de milliers d’alsaciens et de lorrains, non qu’il n’ait été flatté des marques de sympathie que son anniversaire, deux jours plus tôt, lui avait valu de ses proches, sa femme, son tout jeune fils et ses amis (sa chère femme qui lui avait offert à cette occasion une écharpe de laine sur laquelle on lisait les mots « patrie » et « gloire », à quoi bon, lui avait-il dit, puisque la guerre ne durera que quelques semaines, je n’aurais pas besoin d’écharpe, je serai de retour avant l’hiver, mots un peu blessants qu’il regretta immédiatement car sa femme était pauvre et avait voulu lui offrir un objet conçu de ses mains et tricoter était la seule chose qu’elle sache faire), non que ce souvenir attendrissant, ni la joie enthousiaste qu’il entendait autour de lui, dans les rues, les squares, les lupanars, non que toutes ces petites choses n’aient été propres à l’apaiser, mais rien ne pouvait lui ôter le sentiment que ce jour était le pire de sa vie, depuis qu’il avait reçu cette lettre anonyme (mais comment ne l’aurait-elle pas pu être, avec son indicible contenu ?) que le facteur lui avait remise à la caserne ce matin et où il était écrit (il devait la relire encore des dizaines de fois pour en saisir le sens pourtant si clair et limpide), que sa sœur était aussi sa mère.
La violence du monde eut raison de Pierre qui ruminait son désespoir, lui qui voyait partout où le fer tuait les corps de ses compagnons, les sept lettres infâmantes s’inscrire de sperme et de sang dans le ciel noirci des incendies que les canons ennemis avaient allumés ; I-N-C-E-S-T-E ne cessait de lui hurler à l’oreille le 75 dont il avait la charge et qu’il traînait vers les tranchées comme il portait le Grand Péché Originel de son père et de sa mère que l’on avait pourtant nommée « inconnue » à sa naissance. Il finit d’ailleurs par mourir sans gloire, d’une péritonite contractée on ne sait comment, quand l’hiver faisait ses ravages tout autour de lui, emportant le secret de son père et de sa sœur, lui, le fruit atroce d’un amour inouï qui laissait une veuve et un orphelin.
Vingt ans plus tard, le 23 septembre 1934, son fils, prénommé Paul, reçut par un beau matin un courrier aussi anonyme que celui que son père avait réceptionné en son temps, d’où il apprit que sa tante était aussi sa grand-mère et que le secret bien gardé n’avait pas vocation à être partagé des seuls protagonistes et que lui-même en serait désormais le dépositaire, fils de monstre (il devait passer de longues heures devant son miroir à guetter les stigmates d’une dégénérescence précoce, mais il ne voyait que la figure ronde d’un garçon de vingt et un ans, âge de majorité qu’il atteignait justement ce jour là, un anniversaire qui devait à jamais marquer sa vie) et petit fils de pécheurs. Paul eut tôt fait d’établir que le courrier provenait d’un notaire et que, derrière le notaire, c’était son propre père qui, avant de partir au front, l’avait consigné pour qu’il soit émis le jour anniversaire de son fils, à charge pour ce dernier de transmettre aux générations futures. L’histoire ne dit pas qui, en revanche, avait envoyé le premier courrier, celui que Pierre avait reçu le jour de la déclaration de guerre, qui avait écrit le petit bout de papier vengeur, désormais transmis de père en fils, aux bons soins du notaire de la famille.


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