jeudi 10 juillet 2014

[Fiction 25] : Le mensonge est-il soluble dans le temps ?

 

Le lieutenant O’Neill était tombé du ciel, droit au milieu de la cour. Il était tombé doucement, entouré d’un grand voile blanc, comme un ange sous la lune tandis que, au loin, crépitaient les mitrailleuses. Il avait d’ailleurs dû sa survie au fait que le hasard l’avait posé là, entre le puits et le tas de fumier qui, en cette saison d’été, avait pris des proportions inquiétantes avant qu’il ne soit épandu dans les champs autour. Le Lieutenant O’Neill avait dû sa survie aussi à la rapidité avec laquelle il avait été caché par la famille qui habitait la ferme ; pratiquement tous ses hommes, qui avaient sauté comme lui en parachute derrière les lignes ennemies, étaient morts, parfois avant même avoir touché terre. Et les trois jours qu’il resta caché là, dans la grange, derrière le foin qu’on avait justement rentré quelques semaines plus tôt, il les passa à tomber amoureux de Monique, la jolie jeune fille de la maison, de ses cheveux blonds, de sa candeur etc. Et puis après, tout alla très vite, l’arrivée des Alliés, la libération du village et la disparition du lieutenant, reparti sans doute suivre sa compagnie, ailleurs, vers l’est.

« Bah, disaient les villageois, ils n’étaient pas faits pour rester ensemble. » Et c’est vrai qu’il fallut attendre très longtemps pour entendre de nouveau parler du beau lieutenant, dans le village. Sous forme d’une lettre, une lettre adressée à la belle Monique, quarante ans plus tard, une lettre où il parlait de sa vie, de son mariage avec sa fiancée (qu’il avait laissée en partant et retrouvée, à sa démobilisation), de ses quatre beaux enfants (très fier), de la mort de sa femme etc. Un lettre qui se terminait par une déclaration d’amour, des je-n’ai-jamais-cessé-de-penser-à-toi, des tu-as-toujours-été-la-seule-dans-mon-cœur et tout, mais avec quarante ans de décalage. Le seul hic, et cela le lieutenant O’Neill ne pouvait pas le savoir, c’est que Monique était morte depuis longtemps et que c’est sa sœur Sarah qui a ouvert le courrier, Sarah, la vieille fille, l’oubliée de la famille. « Bah, je suis vieille maintenant, cet américain fera bien l’affaire, » dit Sarah, qui décide de prendre la place de sa défunte sœur dans cette love story à retardement. O’Neill n’y voit d’ailleurs que du feu lorsqu’il a débarqué de Roissy, avec son crane chauve. Et il a la délicatesse de ne pas relever qu’elle est vierge, lorsque, quarante ans après avoir sauté en parachute, il peut enfin accomplir son destin. D’ailleurs il s’installe définitivement dans la ferme et ils ont formé un couple exemplaire, participant au comité des fêtes et ne manquant aucune des soirées cochon-grillé du village. « Bah, s’il est heureux ainsi, disent ses enfants américains en tournant le nez. Mais bon, c’est tout de même un drôle de bled, ce trou normand. »

C’est bien des années plus tard, à l’occasion de travaux réalisés pour raccorder la ferme au réseau de gaz de ville, que le corps du lieutenant O’Neill, le vrai celui-là, a été retrouvé enterré sous la dalle de la grange. On l’a identifié grâce à sa plaque de soldat : il attendait depuis 1944 qu’on vienne le chercher. « Bah, ont dit les villageois. En voilà un au moins qui n’aura jamais vieilli. » Il est vrai qu’il était le seul de cette histoire à n’avoir jamais menti.

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