jeudi 12 juin 2014

[Fiction 22] : Google obsession.


 
Maxime était né autiste ; enfin, disons qu’il souffrait d’un autisme léger qui ne l’empêchait pas de mener une vie apparemment normale. Sa manie d’empiler les cubes lorsqu’il était stressé par un départ en weekend par exemple, avait alerté ses parents suffisamment tôt pour qu’ils l’envoient dans un institut spécialisé du Vermont où on lui avait appris quelques gestes de survie comme regarder les gens au-dessus des yeux ou répondre aux questions des étrangers par des phrases toutes faites qu’il avait apprises par cœur.
Malgré son handicap, qui ne favorisait pas l’expression de sa créativité, il avait insisté pour aller aux Beaux-arts de Paris (sa mère était française) où il ne brilla guère bien que, disaient ses professeurs, faisant preuve de bonne volonté. Il réussissait d’ailleurs mieux côté filles, car il était bien tourné et sa façon mutique de faire l’amour lui attirait naturellement la sympathie de ses partenaires.
Son professeur d’Art plastique demanda un jour à ses élèves de travailler sur un projet en lien avec un souvenir d’enfance déterminant, traumatisant ou non. Maxime choisit de restituer l’angoisse qui le saisissait au moment de partir en weekend avec ses parents par une série de captures d’écran prises sur le logiciel Streetview de Google qui permet aux internautes de voir à 360° une rue ou un lieu. Il avait, sur son ordinateur, reconstitué mètre par mètre le chemin qu’il suivait jadis en voiture, et en avait rassemblé les images, comme un exorcisme de ses terreurs passées. « Bof, bof, pensa son professeur en voyant la série de clichés représentant des bouts de trottoir et de façades d’immeubles, pas très excitant tout ça. » Maxime lui expliqua le propos, son stress ancien lié à sa maladie etc., si bien que la femme de l’enseignant, qui était par ailleurs galeriste rue Debelleyme dans le Marais, s’y intéressa et jugea l’œuvre digne d’être exposée, dans une salle annexe, sous le titre racoleur de « Google Obsession ».
Personne n’avait, jusqu’alors, traité l’art contemporain de cette manière et ce qui était, pour son auteur, une thérapie, fut perçu comme un « geste » qui lui valut un succès pratiquement immédiat. Le beau jeune homme introverti devint le préféré des giga-collectionneurs de la planète et il revint aux Etats-Unis pour y être exposé, dans des galeries de Chicago et Miami. Maxime se consacra alors à son travail obsessionnel en compilant des vues panoramiques prises aux points de croisement géodésique du territoire des Etats-Unis ou en cherchant, par des calculs mathématiques complexes, à identifier le centre géographique de chacun des cinquante et un Etats pour y faire une photo à 360°. Il sillonnait le pays, avec son matériel photographique, pendant que sa cote montait, montait, montait.
Sa grande œuvre était à venir : il s’agissait de suivre, dans le Connecticut où il était né, une route imaginaire dont le tracé, reporté sur une carte, dessinerait le profil de sa mère, à raison d’une prise de vue tous les deux mètres. La galerie Temple lui alloua pour l’exposition son immense local de la 21ème rue Ouest à New-York. L’effet des 12 432 clichés (l’âge, compté en jours, de sa mère au moment de sa naissance) mis bout-à-bout sur une hauteur de six mètres et qui se prolongeaient au sol, était saisissant : il y eut foule au vernissage. Un enfant, qui accompagnait ses parents ce soir là, eut cependant le mot juste en faisant la remarque que l’on n’y voyait rien : c’est que Maxime, à chacun des 12 432 points de stationnement dans le Connecticut, n’avait pris en photo que le ciel.
Les invités, en entendant ce mot d’enfant, marquèrent un arrêt, puis certains haussèrent les épaules et l’art contemporain put continuer sa course infinie.

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